A l’occasion du rapport de la cours des comptes sur la filière nucléaire française et suite au rapport “Energies 2050” publié le 13 février 2012, la compétitivité de la filière nucléaire française est en débat. C’est dans ce contexte que le portail de l’IE est allé à la rencontre de Monsieur Francis Sorin, directeur du pôle information de la Société Française d’Energie Nucléaire.
Entretien avec Francis Sorin : La compétitivité de la filière nucléaire française en débat
Le Portail de l'IE : Quel est votre avis sur le rapport de la Cour des Comptes traitant des coûts de la filière nucléaire ?
Francis Sorin : Ce rapport confirme une donnée essentielle : le nucléaire permet de produire une électricité à des coûts raisonnables. Il faut rappeler que les Français paient leur électricité environ 35% moins cher que la moyenne des prix dans l’Union Européenne et deux fois moins cher que les Allemands ou les Danois, par exemple. Le nucléaire est très compétitif, en France, par rapport aux autres sources d’énergie. Et ce qui ressort bien évidemment de ce rapport c’est qu’il n’y a pas de « coûts cachés » du nucléaire. Depuis des années, diverses associations environnementales ou formations politiques essaient de discréditer l’idée d’un nucléaire économique en rabâchant que si le coût de production du kilowattheure nucléaire est aussi bas c’est parce qu’il y a des « coûts cachés » qui ne sont pas comptés dans les évaluations. La Cour met fin à cette fable. Les coûts du nucléaire sont correctement évalués et prennent en compte les dépenses de recherche et toutes les opérations, présentes et futures, nécessaires au fonctionnement de la filière.
PIE : Comment s’explique la compétitivité du nucléaire ?
FS : Par une donnée très simple : le faible coût de la matière première uranium. Ce fait est insuffisamment connu, je crois, et très rarement expliqué par les médias. Il faut très peu d’uranium pour produire de grandes quantités d’énergie. Et par ailleurs, l’uranium est une ressource relativement abondante dans l ‘écorce terrestre et assez équitablement répartie dans toutes les régions du monde. Alors pour alimenter pendant un an nos 58 réacteurs nucléaires la quantité totale d’uranium naturel nécessaire coûte à peu près, aux conditions actuelles, 800 millions d’euros. Par comparaison, pour un même potentiel de production d’électricité, la quantité de gaz à acheter coûterait environ 20 milliards d’euros par an. C’est cette énorme différence qui explique la compétitivité du nucléaire par rapport aux grandes sources d’énergie traditionnelles. Et même s’il faut enrichir et conditionner l’uranium avant de le mettre en réacteur, ces dépenses supplémentaires ne vont diminuer que faiblement la différence économique à l’avantage du nucléaire.
PIE : Donc vous ne pensez pas que « le mythe du nucléaire pas cher », comme le disent certaines ONG, s’est effondré avec le rapport de la Cour des Comptes ?
FS : Face à ce rapport les opposants au nucléaire sont vraiment à bout d’arguments et ils essaient de brouiller les cartes ! Ils ne veulent retenir que l’hypothèse selon laquelle le coût de production de l’électricité nucléaire pourrait augmenter à l’avenir. Et à partir de là ils annoncent « l’effondrement d’un mythe ». C’est absurde ! C’est exactement l’inverse qui ressort du rapport de la Cour des Comptes à savoir que le nucléaire conservera sa compétitivité car les augmentations prévisibles seront de toute façon relativement limitées. Cette conclusion n’est évidemment pas du goût des anti-nucléaires alors ils essaient de l’occulter et ne retiennent que la première partie de l’hypothèse !
PIE : Mais si les « coûts futurs », ceux du démantèlement des centrales et du stockage des déchets sont beaucoup plus élevés que prévu, il y aura tout de même des répercussions ?
FS : Imaginons que la somme d’environ 18 milliards d’euros en voie de constitution progressive par EDF pour le démantèlement des réacteurs soit très insuffisante et que cela revienne au total 30 milliards, par exemple. Eh bien les surcroîts de provisions à constituer pour y faire face n’augmenteraient que de 3% à 4% le coût de production du kilowattheure. Quant aux coûts futurs pour le stockage des déchets à vie longue, imaginons que l’on passe d’une estimation de 15 milliards d’euros (pour une gestion pendant 1 siècle) à 30 milliards : cela n’augmenterait que de 1% environ le coût du kWh.
PIE : Pourquoi des incidences aussi faibles ?
FS : Parce que ces sommes seraient très étalées dans le temps – sur de nombreuses années – et parce que de toute façon elles relèvent de postes de dépenses qui ne représentent qu’une part limitée du coût total de production du courant nucléaire. Par ailleurs, il faut mettre ces sommes en regard d’autres chiffres, celui du chiffre d’affaires annuel d’EDF, qui est de l’ordre de 65 milliards d’euros et celui de la marge nette générée par notre parc nucléaire qui est de l’ordre de 9 à 10 milliards d’euros par an. Tout cela montre que les éventuels surcoûts pourront être assumés sans bouleversement majeur. Et donc s’il y a bien une deuxième fable qui s’effondre, après celle des « coûts cachés » c’est celle de la « bombe à retardement » que constitueraient les coûts futurs du nucléaire. Faute de démontrer – et pour cause ! – la chèreté du nucléaire d’aujourd’hui, certaines ONG agitent l’épouvantail de « coûts futurs » astronomiques qui viendraient plomber et ruiner toute l’économie de la filière. Le raisonnement est faux. Il n’y a pas de « bombe à retardement ». Même si les coûts augmentent, hypothèse plausible, la compétitivité du nucléaire ne sera pas effacée.
PIE :
Et les dépenses pour améliorer la sûreté des réacteurs et les rénover ?
FS : Elles pourraient être de l’ordre de 50 milliards d’euros au total. L’impact sur le coût de production pourra être sensiblement plus élevé : d’environ 10% supplémentaires estime la Cour des Comptes. Là encore, la compétitivité du nucléaire serait maintenue. Mais il faut bien noter ici un point capital : ces dépenses de jouvence doivent permettre de prolonger d’une vingtaine d’années la durée de fonctionnement des centrales ( par rapport à la durée théorique de 40 ans) sous réserve des autorisations de l’Autorité de Sûreté. EDF pourra ainsi produire des quantités massives d’électricité à faible coût alors que les investissements de construction du parc nucléaire auront été pratiquement amortis. C’est une bonne opération. Dire qu’il s’agit là d’argent dépensé « à fonds perdus » comme le proclament les ONG anti-nucléaires relève d’une complète méconnaissance des mécanismes économiques… ou d’une certaine mauvaise foi.
PIE :
On pourrait donc se diriger vers une prolongation des centrales nucléaires bien après leur durée de vie officielle de 30 ans ?
FS : Trente ans est la durée de vie administrative. La durée de vie technique a été estimée à l’origine à 40 ans. Or, on considère qu’au-delà de cette durée, les réacteurs restent en état de fonctionner dans de bonnes conditions. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis, par exemple, la plupart des centrales ont reçu l’autorisation des Autorités de sûreté de fonctionner jusqu’à 60 ans. Et de plus en plus de pays adoptent cette démarche de prolongation.
PIE : La France est donc elle aussi dans cette démarche ?
FS :
On peut le penser. Mais la décision finale de prolonger ou non tel ou tel réacteur revient à l’Autorité de sûreté. C’est elle qui le moment venu décidera pour chaque réacteur, au cas par cas. D’un point de vue stratégique et industriel, il semble que cette prolongation du parc serait une décision pertinente. En tout cas c’est ce qui ressort du rapport « Energies 2050 » élaboré à la demande du gouvernement par une commission pluraliste présidée par un professeur d’université, Jacques Percebois. Ce rapport a été rendu public le 13 février dernier. Il étudie 4 différents scénarios pour la politique énergétique de notre pays d’ici à 2050. Il en ressort que c’est le scénario impliquant la prolongation des centrales nucléaires vers des durées de fonctionnement de 60 ans qui apparait le plus avantageux pour un pays comme la France. Ce scénario pourrait inclure également la construction de nouveaux réacteurs de type EPR.
PIE : Et les scénarios sans nucléaire ou avec diminution de la part de cette énergie ?
FS :
Ils sont examinés aussi. Tous ces scénarios sont évalués selon plusieurs grands critères : sécurité d’approvisionnement, préservation de l’environnement et compétitivité économique. Les scénarios avec diminution du nucléaire , ou abandon pur et simple atténuent ou écartent le risque nucléaire mais ont des conséquences négatives au regard de ces critères : dépendance accrue de la France envers les marchés internationaux des hydrocarbures ; électricité nettement plus chère pour les ménages et les entreprises ; augmentation des rejets de CO2.
Avec ces deux importants rapports qui viennent d’être publiés et qui poussent très loin l’analyse on peut difficilement contester que le nucléaire présente de réels avantages pour la France, sur un plan stratégique, économique, environnemental.
PIE : Mais les achats d’uranium ne sont-ils pas un poids pour notre balance commerciale ?
FS : Ils pèsent très peu, je l’ai dit. En revanche, sur le plan de nos échanges extérieurs, il y a deux chiffres à connaitre et que les ONG ne mentionnent jamais ! La France exporte des équipements et services nucléaires pour environ 6 milliards d’euros chaque année. C’est un des postes bénéficiaires importants de notre balance commerciale. Sans compter que ces exportations soutiennent des milliers d’emplois à l’intérieur de nos frontières. Deuxième chiffre : si on n’avait pas de nucléaire et que l’on devait produire l’électricité manquante avec du gaz cela nous coûterait 20 milliards d’euros par an, comme je l’ai dit précédemment. Ces 2 chiffres permettent de mesurer l’impact du nucléaire sur notre commerce extérieur. Il permet des économies énormes et procure d’importantes recettes à l’exportation. Alors que le déficit de notre balance commerciale a atteint 70 milliards d’euros l’année dernière, arrêter le nucléaire ou le diminuer plus ou moins fortement serait une ineptie économique. J’en entends qui disent que ce sera remplacé par des exportations liées aux énergies renouvelables. Mais c’est un vœu pieux et pour le moment un leurre. En matière de renouvelables nous sommes actuellement globalement importateurs. Il se peut que cela change dans le futur et que la France s’engage sur une voie dynamique, notamment dans le solaire chaleur et le photovoltaïque où notre Recherche & Développement affiche un bon potentiel. Mais vous ne ferez croire à personne que dans l’avenir immédiat nos exportations nucléaires pourront être compensées par des exportations liées aux énergies renouvelables !
PIE : Que pensez-vous alors de la proposition de François Hollande de réduire à 50% la part du nucléaire dans notre électricité ?
FS : Je ne vois pas ce qui justifie cette amputation. Si on estime que le nucléaire est trop risqué, alors il faut l’abandonner complètement. Sinon, on peut le laisser à des niveaux importants tout en mesurant que sa part aura tendance à diminuer à mesure que se développeront les énergies renouvelables. Mais décréter de but en blanc l’arrêt de 24 réacteurs, cela pourrait s’assimiler à de la destruction de valeur – comme le souligne la Commission Percebois à propos de réacteurs arrêtés prématurément – et entraîner des problèmes d’emplois. Pour les milliers de personnes travaillant dans ces centrales ces mises hors service, même préparées à l’avance, seront une épreuve. Et plus globalement, arrêter ces réacteurs c’est envoyer au secteur nucléaire français et mondial un message négatif. C’est leur dire : la France se désengage, se désintéresse de son nucléaire, elle le met sur une voie de garage en attendant d’en sortir. Voilà le message qui serait envoyé dans le monde à nos partenaires et clients. Un effet négatif garanti ! Cela saperait notre position de leader mondial dans ce domaine de haute technologie. Plusieurs autres pays viendraient nous disputer la place. Et dans les domaines stratégique, économique, environnemental, nos positions se retrouveraient affaiblies. Cela dit on peut penser que si les porteurs de ce projet accédaient aux responsabilités, ils pourraient peut-être le réexaminer et l’amender quand sera venu le temps des décisions. En matière d’énergie, il faut anticiper mais l’avenir n’est pas gravé dans le marbre !
Interview réalisée par Mathieu Dupressoir