Pour l’avocat, ancien député et spécialiste de l’intelligence économique, la France et l’Union européenne doivent tirer toutes les leçons du programme d’espionnage de la NSA à l’égard de Paris et de Berlin. La tradition américaine est libérale : la philosophie des pères fondateurs, l’attachement au libre-échange, le poids du droit dans la société, tout y ramène. Presque tout.
Dans son discours sur l'état de l'Union, en 2000, Clinton assignait à son pays l'objectif de « modeler le monde ». Quelques années plus tôt, un plan stratégique, Total Information Awarness (TIA), avait été défini par son administration afin d'assurer aux États-Unis la maîtrise mondiale des contenus et des contenants de l'information.
Ces moyens ont été décuplés au lendemain du 11 Septembre, sous couvert de lutte antiterroriste : Container Security Initiative (CSI) avec la présence de douaniers américains dans tous les grands ports européens ; Customs Trade Partnership Against Terrorism (CTPAT) qui, sous prétexte de vérifier les mesures de sécurité des sociétés exportant vers les États-Unis, s'arroge un droit de visite dans les dites entreprises ; National Economic Council intégré au National Security Council, confortant la proximité entre stratégies de compétitivité et de renseignement.
Simultanément, les États-Unis déployaient leur puissance à travers les fonds d'investissement (Carlyle, Apax) prenant le contrôle d'entreprises sensibles, préparaient un leadership dans les métiers stratégiques d'avocat, d'audit et de courtage d'assurance ; des think-tanks et des ONG se préparaient à modeler les esprits.
Cette politique systématique de défense et de promotion de leurs intérêts a été décrite au moins depuis dix ans ; ces travaux, rendus publics, ne pouvaient être ignorés ni de l'État, ni des entreprises, ni des médias, ni du public. C'est ainsi qu'a été mise en place, en France, une politique publique d'intelligence économique, et que les moyens de nos services de renseignements ont été notoirement accrus.
Il manquait des preuves massives et concrètes, rendues désormais publiques. Que l'agent de la NSA, Snowden, hébergé en Russie, après une étape, dans sa fuite, à Hongkong, ait été manipulé par la Chine, malmenée par des accusations d'espionnage, de hacking et de contrefaçon, n'absout en rien la formidable entreprise d'espionnage américaine : espionnage politique visant aussi bien la présidente du Brésil, la chancelière Merkel que des diplomates français ; espionnage industriel, l'essentiel des ressources de la NSA étant consacré au pillage technologique et scientifique, bref à du vol et de la triche ; espionnage de la vie privée, aussi bien des Américains à partir de dispositifs volontairement installés à l'étranger, que des ressortissants de pays alliés ou adversaires.
Ces révélations sont utiles : ceux qui étaient décrits, hier, comme des paranoïaques peuvent désormais se moquer des naïfs ou des « idiots utiles ». Les chantres d'une « mondialisation heureuse » en sont pour leurs frais : c'est bien d'une guerre économique qu'il s'agit, d'une guerre insupportable entre amis, partageant les mêmes formations intellectuelles, les mêmes conseils d'administration, les mêmes clubs. On mesurera, à l'aune de ces révélations, la réaction de M. Barroso proposant la création d'une « commission » ou du président Hollande « exigeant des explications ».
Voilà surtout l'occasion d'avoir une autre lecture de la mondialisation : les États-nations, que l'on croyait condamnés par l'Histoire, sont bien les vrais acteurs de stratégies de puissance ; la paix économique entre les nations doit reposer sur les principes de réciprocité, de transparence et de respect de la règle de droit.
Adossées à ces principes, la France et l'Europe devraient porter le débat au sein du G20. Il n'est pas concevable de poursuivre avec les États-Unis les négociations sur le libre-échange, tant qu'ils n'auront pas démantelé leurs outils de distorsion de concurrence et ouvert leurs marchés publics et privés. Le gouvernement français serait bien inspiré de faire voter, par le Sénat, la loi sanctionnant la violation du secret des affaires, adoptée, sur ma proposition, par l'Assemblée en janvier 2012. Enfin, l'Europe, qui dispose de chercheurs et d'industries susceptibles de concevoir une alternative à l'offre américaine en matière de technologies de l'information et de la communication, devrait mobiliser sans tarder les ressources qu'elle a dispersées entre plusieurs agences, aux missions complémentaires : Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l'information, Organe de régulation des communications électroniques, Agence européenne de défense, Institut d'études de sécurité de l'Union européenne, Fonds européen d'investissement.
Baudelaire disait que « la plus grande ruse du diable est de faire croire qu'il n'existe pas » : raté ! Les chantres d'une «mondialisation heureuse» en sont pour leurs frais : c'est bien d'une guerre économique qu'il s'agit.
Bernard Carayon