Dark pools: maîtrise-t-on encore les marchés financiers ?

Nous assistons depuis ces dix dernières années, impuissants, à un étrange paradoxe. Les régulateurs tentent d’une part de renforcer les mesures prises pour encadrer les marchés financiers alors que d’autre part, les opérateurs agissent avec un degré de liberté déconcertant. Ce manque de cohérence rend propice la création d’un système qui, bénéficiant aux opérateurs de marchés, risque à terme d’être incontrôlable.

La guerre informationnelle est lancée depuis que les autorités de régulation ont pris l’initiative de libéraliser le secteur boursier. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le développement de ces nouveaux lieux d’exécution alternatifs a été rendu possible par les mêmes acteurs qui encadrent nos marchés. Ouvrir l’accès à la concurrence pour réduire le monopole de certains marchés réglementés nationaux, tel était l’objectif premier de la directive sur les Marchés d’Instruments Financiers (MIF) mise en place par la commission européenne en 2007. Pourtant, il semblerait que les premières mesures qui avaient été prises aient permis l’avènement de marchés transverses, qui transcendent allègrement les exigences de transparence pré-négociation obligatoires sur les marchés classiques.

Aujourd’hui, la liberté accordée aux opérateurs est telle qu’ils en viennent à mettre en place des structures et outils leurs permettant d’agir en toute discrétion, loin du grand public.

L’émergence de « bassins opaques » ou dark pools de liquidités

A l’instar des marchés boursiers classiques, les dark pools ne cessent de prendre de l’importance depuis plusieurs années, et inquiètent les autorités de contrôle qui perdent peu à peu le pas sur ces nouveaux marchés de l’ombre. Qu’ils s’appellent Baïkal, BATS, Turquoise ou encore Chi-Delta, tous sont des programmes informatiques, aussi appelés crossing networks, et ont été développés par les plus grands intermédiaires financiers de la place, tels que BNP Paribas, Crédit Suisse, Goldman Sachs ou encore le NYSE Euronext.

Leur principe ? Il s’agit de marchés de gré à gré, c’est-à-dire qu’acheteurs et vendeurs s’échangent entre eux de grosses portions de titres financiers mais ni le prix ni l’identité de ces acteurs ne sont traçables par le grand public durant la transaction. Aujourd’hui, le nombre de dark pools serait trois fois plus élevé que le nombre de bourses classiques et le nombre d’ordres passés de manière anonyme serait en constante augmentation à travers le monde. Ces chiffres alarmants témoignent de la difficulté qu’ont les autorités à suivre l’évolution des marchés financiers, qui semblent dépassées par la rapidité avec laquelle le secteur financier impose sa puissance.

L’originalité des dark pools et les avantages qui en découlent (baisse des prix des transactions, anonymat, réduction des réglementations etc.) séduisent de nombreux investisseurs institutionnels mais comportent néanmoins des risques majeurs.

Parmi eux, le manque de transparence sur l’exactitude des transactions réalisées en temps réel qui, de facto, empêche toute tentative de suivi par les contreparties. Mais aussi, l’utilisation d’instruments financiers complexes, de types produits dérivés, ou encore l’accès des traders à haute fréquence qui utilisent leurs propres algorithmes. Ceci entraînerait des conséquences catastrophiques sur les marchés.

Le devenir des dark pools 

Certains pays ont très vite compris l’ampleur du problème, et ont décidé de mettre en place des mesures très ciblées permettant de limiter les transactions sur les dark pools. Par exemple, le Canada impose désormais l’application de prix plus élevés sur les marchés alternatifs que sur les marchés classiques.

Parallèlement, la SEC (autorité de réglementation et de contrôle américaine) a engagé des procédures très strictes envers les banques qui proposent des dark pools.  Goldman Sachs et JP Morgan ont été assujeti à de lourdes enquêtes visant à déceler les pratiques frauduleuses. Les initiatives sont nombreuses mais restent insuffisantes pour assurer la pérénnité des marchés boursiers sur le long terme.

Au-delà des aspects réglementaires, les dark pools ont également connus des difficultés, intrinsèquement liées à leur jeunesse. Certains systèmes d’appariement ont subi il y a quelques mois des disfonctionnements, ce qui pourraient avoir un impact négatif et faire douter les investisseurs institutionnels sur leur fiabilité. Dans cette course à la rapidité, les retombées financières sur l’économie, telles que nous les avons connues après la crise de 2008, pourraient être fatales au regard de l’opacité de ces marchés et donc du manque de visibilité sur la nature des transactions qui y circulent.

La lutte contre le shadow market system est une priorité pour les régulateurs. Des initiatives sont mises en oeuvre, notamment avec la révision de la directive MIFID 1, et visent à rapatrier les dark pools vers des systèmes plus conventionnels, pour les soumettre aux mêmes exigences déclaratives. Dans un monde toujours plus sophistiqué, où les lois de la finance ne cessent d’être remises en cause, une question subsiste. Serions-nous en train de laisser passer une double rupture technologique et financière qui risquerait de plonger le système financier mondial dans un vaste marasme, isolé de toute régulation possible ?

Alexandre Velut 

Pour en savoir plus

[1] Flash boys, a wall street revolt

[2] MIFID1

[3] Quand l’opacité des dark pools met à mal l’objectif de transparence de la MIF

[4] Noire finance