Les 2500 coopératives agricoles françaises de biens et de services, sans oublier leurs cousines des CUMA (coopératives d’utilisation du matériel agricole) sont devenues les « murs porteurs » de la filière alimentaire française. Pourtant, elles sont menacées.
3 agriculteurs sur 4 adhèrent à une coopérative et la part de marché de ces dernières ne cesse de progresser: 70% pour les services aux agriculteurs, plus de 40% pour la collecte et la transformation des produits. Si la qualité des produits et la sécurité alimentaire françaises sont considérées parmi les meilleures du monde, elles y prennent une part importante.
Les coopératives agricoles ont un mode d’organisation assez particulier : créées et pilotées par des agriculteurs, transmissibles de génération en génération grâce au principe de l’a-captitalisme (remboursement à la valeur nominale des part sociales, les réserves restent dans la coopérative pour constituer les fonds propres), avec une gouvernance privilégiant l’activité plutôt que la rente, grâce à une démocratie interne basée sur la règle 1 Homme = 1 voix. Un modèle non OPAble donc, avec des centres de décisions répartis dans les territoires. Et, il va de soi que l’adhésion ou non à une coopérative est un libre choix de l’agriculteur, ce qui au regard des âneries régulièrement proférées mérite, à l’évidence, d’être rappelé.
Une force économique qui devient une cible
Les coopératives dérangent de plus en plus parce qu’elles ont pris une grande place et parce que les leviers pour les empêcher de continuer à progresser sont peu nombreux (on vous a dit qu’elles n’étaient pas OPAble)… sauf à attaquer leur statut et leur image pour déstabiliser des opérateurs devenus clé, perçus comme gênants pour leurs concurrents.
Qui gênent-elles ? Certainement pas les entreprises familiales implantées dans les territoires, avec lesquelles, les coopératives partagent des visions assez proches et établissent des partenariats constructifs. Les motivations de ce travail de sape s’appuient sur une réalité assez simple à saisir : les tensions alimentaires mondiales qui vont être croissantes dans les années à venir, aiguisent les appétits. Il va falloir doubler la production agricole mondiale d’ici 2050 pour nourrir les 9 milliards d’individus qui habiteront sur cette planète : c’est un formidable enjeu économique et stratégique. D’aucuns considèrent que nous sommes d’ores et déjà entrés dans la « guerre de l’accès aux protéines », végétales c’est certain, mais aussi plus récemment animales. Au niveau mondial, les grandes manœuvres ont commencé pour s’assurer l’accès aux matières premières alimentaires, que ce soit au niveau d’Etats dans le cadre de leur stratégie de puissance, ou de la part de grands groupes mondiaux, qualifiés de global players. Dans ces grandes manœuvres, la France est un pays attractif car c’est un pôle de savoir faire de haut niveau et de relative stabilité. Mais comment s’approprier les ressources d’un territoire dont l’économie agricole est en grande partie, et de plus en plus, structurée par des entreprises non OPAbles et pilotées par des agriculteurs peu désireux de lâcher les rênes ? Il faut fragiliser ces opérateurs pour libérer le jeu. Exercice compliqué, sauf à ouvrir différents fronts pour épuiser les forces desdites coopératives et les désorganiser.
Des menaces pèsent sur les coopératives.
Le front fiscal
Tout d’abord attaquer le régime fiscal des coopératives agricoles française au niveau européen, sur le fondement d’une distorsion de traitement avec des opérateurs, qui eux, paient des impôts. Rappelons simplement qu’en France, le montant des impôts globaux payés par les coopératives s’élève à 25% de leur résultat net en moyenne, contre 8% pour les entreprises du CAC 40 par exemple, sans parler d’autres groupes qui exercent en France sans quasiment payer d’impôts. C’est la rançon de la forte implantation territoriale, avec ses différentes couches d’imposition à la française. Mais qu’à cela ne tienne, les faits sont sources de contrariétés, alors occultons les.
Le front juridique
Le monde animal est aujourd’hui le nouvel Eldorado de la guerre de la protéine, après celui du monde végétal dont la bataille a été perdue par les opérateurs français et européens il y a une dizaine d’années. Fragiliser les acteurs permet ainsi de mettre la main sur les pépites, parmi lesquelles une cible privilégiée que sont les opérateurs de la génétique animale. Or, quels sont –ils en France ? Majoritairement des coopératives agricoles (95% de la génétique bovine, 60% de la génétique porcine…). Le levier privilégié : l’introduction d’un nouveau statut de l’animal dans le code civil français. Les multiples contentieux générés vont bientôt épuiser les opérateurs produisant de la viande ou du lait. Pas de bonne stratégie sur la protéine animale sans contrôle de ce qui en constitue la base : la génétique ! En première ligne de cette bataille : diverses ONG, fondations et « personnalités », étonnamment les mêmes relais que ceux utilisés pour empêcher la France et l’Europe de devenir une puissance en matière de biotechnologies végétales… mais comme cela a fonctionné, l’histoire se répète.
Le front concurrentiel
Les opérateurs mondiaux, industriels ou de distribution, engagés dans cette course pour l’accès aux matières premières alimentaires ont tout intérêt à limiter la puissance des coopératives détenues par les paysans, en les empêchant de grandir, de se consolider, et en affaiblissant leurs relations avec leurs adhérents. Là encore, les leviers ne manquent pas, notamment grâce à notre complexité institutionnelle. Ainsi, la libéralisation des services publics français a permis ces dernières années de créer diverses « Hautes Autorités » ou « Agences », dont la préoccupation première est d’essayer de justifier la nécessité de leur existence. Leur atout : elles agissent généralement en dehors de tout contrôle démocratique efficace, au nom de leur expertise. Donnons-leur du grain à moudre ! De fait, par exemple la création en 2009 d’une « Autorité de la concurrence » française, alors qu’il existe déjà une autorité équivalente au niveau européen, permet d’avoir un levier intéressant pour créer un nouveau droit de la concentration ou des pratiques anticoncurrentielles, par nature défavorable à la création de grands groupes coopératifs français, puisque cette organisation doit « en rajouter » dans les contraintes pour justifier ses missions. Les questions techniques sur la taille des marchés pertinents ou encore la relation entre un adhérent et sa coopérative, qui serait assimilable à une entente (!), font ainsi l’objet de débats byzantins pour le plus grand bonheur des cabinets d’avocats. Cette autorité, très discrète, peut s’autosaisir… Qui gardera nos gardiens ?
Dans la même logique, il est aisé de mettre en exergue des difficultés ou erreurs individuelles des coopératives, montées en épingle, avec les effets démultiplicateurs des nouveaux réseaux sociaux notamment, pour discréditer l’ensemble. Nous pourrions prendre par exemple le cas d’une filiale de coopérative qui aurait fraudé sur la nature de la viande vendue. Certes, l’enquête dirait les faits. Il n’en demeure pas moins qu’une affaire de ce type pourrait être une belle occasion de faire le procès global des grandes coopératives dotées de filiales et qui ne contrôleraient plus rien. Du lobbying auprès de parlementaires pourrait être un complément efficace pour tenter de faire passer dans des projets de loi des dispositions visant à limiter cette pratique. Les coopératives devraient ainsi être fermement invitées à revenir à leur projet initial : en clair rester petites, peu équipées, sans réel pouvoir de marché.
Toutes ces lignes de front, de natures très variées, pourraient donc concourir efficacement à la fragilisation d’opérateurs structurant pour l’économie de nos territoires, que sont les coopératives agricoles et agroalimentaires. Pour relever le défi essentiel qui consiste à préserver l’accès aux ressources alimentaires pour les paysans et la population, il est donc vital de prendre la pleine mesure de ces enjeux. Cela nécessitera à l’avenir, d’initier des ripostes organisées sur la base de modes opératoires adaptés à ce nouvel environnement à la fois plus complexe et plus dur.
Virginie Allaire-Arrivé, directrice d’un syndicat de coopératives
Christian Harbulot, directeur de l’Ecole de Guerre Economique
Pour aller plus loin: « Les appellations d’origine, nouvel outil d’intelligence économique?«
ou « Les graves enjeux de la notion de propriété intellectuelle pour les semenciers français«