Ukraine: vers une redistribution des ressources énergétiques en Europe ?

En conflit avec la Russie et principal canal de diffusion des énergies fossiles en Europe, l’Ukraine apparaît fragile. La confiance en ses institutions par l’Union Européenne est contrebalancée par sa capacité à pourvoir aux approvisionnements – notamment allemands – à l’approche de l’hiver.

La guerre civile en Ukraine entre partisans russes et partisans de l’Union Européenne a fait craindre une crise énergétique majeure en Europe. Dépendant du gaz russe, la plupart des pays est-européens ont longtemps navigué entre deux eaux, ne sachant dans quel camp se positionner. Pour certains pays, la crise ukrainienne a été une occasion de plus pour rappeler l’existence de minorités linguistiques aux frontières ouest (la Hongrie en particulier). Cependant, c’est la question de l’énergie qui est au centre des préoccupations des états est-européens et de l’Allemagne. 

Les créations de nouveaux pipelines au nord (Nord Stream) et au sud (Nabucco, South Stream) du Vieux Continent sans passer par l’Ukraine permettraient d’éviter le conflit énergétique avec la Russie, dont l’UE dépend cruellement. Celle-ci reste sur la réserve, défendant ouvertement son voisin ukrainien mais les partenariats bilatéraux se multiplient. Ainsi en est-il de la Bulgarie, de la Hongrie ou de l’Allemagne.

Malgré une reprise du dialogue entre russes et ukrainiens, les solutions annexes autour de projets de pipeline semblent se développer. Loin d’être aboutis, ces projets pourraient en outre permettre à l’Europe de diversifier son parc énergétique en ouvrant de nouvelles voies d’acheminement d’énergies fossiles sans passer par une région ukrainienne passablement instable.

Les projets de pipeline à l’œuvre autour de l’Europe.

Outre le pipeline Nord Stream entré en service en 2012, l’Union Européenne souhaite dépendre moins directement de la Russie pour l’importation d’énergies fossiles. En effet, la politique énergétique européenne s’est fortement accélérée avec la crise ukrainienne. Considérant le géant ukrainien comme un allié en guerre avec la Russie, par l’intermédiaire de factions dans l’est du pays, l’Union Européenne semble en passe de revoir toute sa politique énergétique en cherchant à devenir indépendante énergétiquement du voisin eurasiatique. Notamment par la possession de réserves capables de contrecarrer une potentielle fermeture des sources d’approvisionnement.

C’est dans cette optique qu’il faut concevoir la construction du pipeline Nord Stream au sein de la Mer Baltique et le projet de pipeline Nabucco au sud, de l’Iran vers les Balkans, via la Turquie. Le premier, dont la construction a débuté en 2007 et s’est achevée en 2012, doit permettre à l’Allemagne d’acheminer le gaz en provenance du Nord de la Russie, en annihilant les intermédiaires est-européens. Rétrospectivement, cette logique, au vue de la guerre ukrainienne, est une chance pour l’Allemagne. Pour autant, le projet Nord Stream initial devait se voir prolongé jusqu’au Royaume-Uni ; mais depuis la volte-face des parlementaires anglais, cette idée semble destinée à rester lettre morte. Or Nord Stream est loin de fonctionner à 100% de ses capacités. Gazprom, le géant russe de l’énergie, propriétaire à plus de 50% du pipeline, se retrouve donc dans une position problématique : d’un côté le gaz qu’il vend part directement en Allemagne, de l’autre le pipeline qu’il alimente est sous-utilisé. L’entreprise cherche donc de nouveaux débouchés pour vendre son gaz et se retrouve confrontée à la politique de l’UE qui met un frein à ses appétits, ainsi qu’aux réels besoins économiques des pays européens. Ce paradigme, de plus en plus prégnant et de plus en plus critiqué à l’approche de l’hiver, reste une épine dans le pied des deux protagonistes.

Dans sa volonté de se démettre de l’emprise russe, l’UE espère mettre en place son projet de pipeline passant par la Turquie. Or ce projet, dit Nabucco, se retrouve fortement concurrencé par le projet russe, South Stream, qui ne souhaite pas se voir encore une fois mis sur la touche.

South Stream et Nabucco, un second front russo-européen

 

source : nouvelleeurope.eu

Les réseaux South Stream et Nabucco se calquent d’une carte politique des forces en présence dans les régions sud et est de l’Europe. A cet égard, l’Italie et la Hongrie se détachent de la politique européenne. Matteo Renzi, premier ministre italien, s’est en effet prononcé en faveur du projet russe, appelant les pays centre-européens à le suivre, et Viktor Orban, premier ministre hongrois a entériné la création de la South Stream Hungary, joint venture chargée du pipeline sur le sol hongrois.

Dans cette optique, la politique européenne face à la Russie apparait sensible à la variation des intérêts des états membres. La Hongrie, qui dépend à 75% du gaz et à 80% du pétrole russes, ne peut se permettre de se fâcher avec le géant russe. D’autant plus qu’elle a de nombreuses fois plaidé en faveur de la reconnaissance des 150 000 hongrois sur le sol ukrainien comme minorité linguistique, et ne soutient que du bout des lèvres son voisin. Quant à l’Italie, c’est avec la société ENI que Gazprom s’est associé. Dans un contexte politique et économique compliqué, difficile de dire non à une offre si généreuse de la part de l’entreprise russe.

De l’autre côté du prisme, la Bulgarie et la Turquie voient d’un mauvais œil la création de South Stream. Le premier en effet intéressé de prime abord par le passage sur son sol du projet russe, s’est vu réprimander par la Commission Européenne et s’est donc rétracté. Quant à la Turquie, le passage de Nabucco lui offre une nouvelle opportunité de placer ses pions sur l’échiquier politique européen afin d’intégrer l’UE. 

Le projet Nabucco est, pour l’UE, la garantie de ne plus dépendre des ressources russes. Derrière cette volonté d’indépendance se cache en vérité celle de pouvoir créer une véritable opposition à la Russie sur le dossier ukrainien en cassant son levier de pression principal, celui de l’énergie. Du fait de ces relations économiques avec la Russie, l’UE se positionne avec une extrême prudence. Ce projet permettrait d’ôter un atout majeur à la Russie et de se présenter comme un défenseur crédible aux côtés de l’Ukraine.

Les différentes attitudes des états membres de l’UE semblent cependant être un frein majeur à la politique d’indépendance énergétique européenne. Si les moyens sont déjà engagés, les velléités des différents protagonistes et les volontés de ménager la Russie tout en faisant le dos rond à Bruxelles risquent fort de remettre en cause cette politique. Et de faire de l’Ukraine la victime indirecte de ces tractations bilatérales. Rosatom, l’entreprise russe d’énergie atomique, a par exemple fait main basse sur la construction de deux nouveaux réacteurs dans la centrale de Paks en Hongrie, qui fournit 40% de l’énergie du pays. Plus au nord, elle a acquis un même marché sur le sol finlandais. Et ce n’est pas la Biélorussie, seconde porte d’entrée du gaz et pétrole russe en Europe, qui fera un effort pour aider son voisin ukrainien.

Plus que jamais, la position européenne se retrouve prisonnière de son incapacité à maitriser ses troupes et à présenter un front uni contre l’ogre russe qui contourne les difficultés imposées par l’UE en dépêchant ses entreprises sur les territoires est de l’Europe. Créant de ce fait un second front indirect, bien moins contrôlable par l’UE que celui de l’Ukraine, et bien plus stratégique.

Ainsi, l’Ukraine semble bien être en passe de voir son monopole de transport d’énergie fossile remis en cause par l’apparition de solutions de contournement de son territoire au nord et au sud. Et de voir son territoire devenir la proie idéale aux échanges entre l’Union Européenne et la Russie. Même si cette première a accepté de reprendre les négociations avec l’Ukraine pour fournir à son peuple l’énergie nécessaire pour se chauffer durant l’hiver, qu’en sera-t-il à la fin de la « trêve hivernale » ? Avec la Hongrie qui a coupé officiellement ses approvisionnements à son voisin, l’Ukraine est impitoyablement tiraillée entre une envie d’Europe et des attaches économiques avec la Russie, et risque de voir sa situation s’envenimer dans les prochains mois. 

Pour aller plus loin:

[1] Contradictions européennes sur le projet gazier South Stream 

[2] Nord Stream: vers l’Europe via la Baltique

[3] Les Européens boycottent les gazoducs Nord Stream et South Stream 

Paul Boone