Le Portail a aimé Paradis fiscaux, enjeux géopolitiques, paru aux Editions Technip en septembre 2015. Vincent Piolet, docteur en géopolitique de l’université Paris 8, y expose les affrontements internationaux pour la maîtrise des tax havens.
A lire l’actualité d’hier et d’aujourd’hui, les paradis fiscaux n’en finissent pas de mourir. En France, le discours étatique suggère que l’évasion fiscale est avant tout un problème juridique, auquel il serait possible de remédier par une politique volontariste. Cela revient peu ou prou à considérer que parce que l’on a un marteau dans la main, le problème a forcément une tête de clou.
Contre cette représentation simpliste, Vincent Piolet propose une lecture géopolitique du phénomène. La définition du concept de paradis fiscal est un acte politique par excellence. Les grandes puissances étatiques, Etats-Unis en tête, se battent pour faire prévaloir leurs définitions et leurs listes des paradis fiscaux, toutes deux mues par leurs intérêts nationaux.
Seul l’examen des pratiques des territoires de complaisance permet de définir objectivement ce qu’est un paradis fiscal : un territoire attirant par le biais d’une législation appropriée les capitaux qui échappent aux Etats. La proposition de valeur des tax havens réside toute entière dans leurs industries du secret, bancaire ou fiduciaire :
- le secret bancaire consiste en l’obligation pour les employés des établissements financiers, sous peine de lourdes sanctions pénales, de ne pas divulguer l’identité de leurs clients.
- le secret fiduciaire offre à son bénéficiaire une opacité sur la valeur de ses avoirs, principalement par la constitution de trust.
Vincent Piolet propose deux typologies complémentaires permettant de classifier les paradis fiscaux.
- La première est fonctionnelle : certains Etats privilégient le secret bancaire pour attirer les capitaux étrangers (Suisse, Lichtenstein, Luxembourg…) ; d’autres abritent le patrimoine des particuliers et des organisations derrière des trusts et des sociétés écrans (Delaware, Îles Vierge, Îles Anglo-normandes…). Il est même possible d’observer dans cette typologie fonctionnelle une spécialisation par type d’activité financière. Ainsi les Bermudes se spécialisent-elles dans les sociétés captives d’assurance, les Îles Caïmans abritent les hedge funds spéculatifs etc.
- La seconde typologie est géographique. Chaque grande puissance dispose de ses paradis fiscaux satellites, soumis politiquement mais officiellement indépendants. La France s’appuie par exemple sur la complaisance d’Andorre et de Monaco, les Pays-Bas sur celle de Saint-Martin et des Antilles néerlandaises, les capitaux chinois transitent par Hong Kong, Macao et Singapour… La zone d’influence des Etats-Unis est centrée sur les Caraïbes, mais les capitaux américains sont massivement projetés par ailleurs, d’où l’intérêt américain à faire prévaloir sa vision des « remèdes » politiques à apporter au « problème » des paradis fiscaux.
Les paradis fiscaux n’évoluent pas à la marge du système financier international, ils en sont le cœur. Leur développement s’inscrit dans la logique double de financiarisation et d’internationalisation de l’économie. L’argent dissimulé est la source fondamentale de nombreux conflits dont les conséquences géopolitiques vont plus loin que le seul appauvrissement des Etats.
FATCA : l’arme normative au service de la puissance financière américaine
A la faveur d’un whistleblowing émanant d’un salarié d’UBS, les Etats-Unis ont su isoler la Suisse sur la scène internationale, et obtenir courant 2009 la rupture du secret bancaire helvétique. La Suisse présentait la double faiblesse de ne pas être protégée par une puissance politique, et d’attirer les capitaux de quelques 52 000 citoyens américains. Cette victoire ouvre une ère de lutte géopolitique visant à éradiquer le secret bancaire… au bénéfice du secret fiduciaire. La Society of trust and estate protectionners (STEP), lobby favorable aux trusts, a en effet l’oreille du président Obama. La finance américaine entend capter la gestion des avoirs offshore en évinçant le shadow banking européen. Briser le secret bancaire du premier paradis fiscal mondial est une première étape.
Avec le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA),l’administration américaine s’est dotée fin 2014 d’une arme juridico-financière de premier ordre. Sur le modèle du bras de fer remporté contre la confédération helvétique, FATCA oblige les banques installées aux Etats-Unis à communiquer à l’administration fiscale américaine tous les comptes (y compris ceux domiciliés dans des filiales) appartenant à des citoyens américains. Des rentrées fiscales conséquentes sont donc à prévoir, ainsi que le retour sur le sol états-unien des capitaux jusqu’ici masqués par le secret bancaire. Le marché de la finance offshore, et par ricochet celui de la gestion d’avoir, s’en trouveront fortement remodelé pour le plus grand bénéfice de la finance américaine… Chine et Russie devront choisir entre se soumettre à FATCA, négocier, ou retirer leurs activités des Etats-Unis.
L’Union Européenne (UE) semble déterminée à adopter un texte calqué sur FATCA, prouvant ainsi l’efficacité du soft power normatif américain. Cette réaction est un coup forcé. Les pays les plus opaques d’Europe continentale (Suisse, Luxembourg, Autriche) négocient des accords FACTA bilatéraux avec l’administration américaine, qui réussit ainsi où l’UE a échoué. Le contrôle américain du système financier international s’accroit donc, au bénéfice de la puissance de Washington. Quant aux paradis fiscaux, il est probable qu’ils s’adapteront rapidement à l’inflexion juridique de FATCA et détourneront leurs activités vers le secret fiduciaire. Les solutions partielles n’améliorent en rien les problèmes financiers globaux, mais peuvent en remodeler la carte.
Clair, salubre et d’une concision admirable, Paradis fiscaux, enjeux géopolitiques de Vincent Piolet comporte un mérite double : scientifique et politique. D’un point de vue heuristique, l’approche géopolitique renouvelle brillamment la problématisation du phénomène de l’évasion / optimisation fiscale. La mise en évidence des logiques internationales conflictuelles qui découle de cette approche sonne, à l’heure de l’effort législatif européen, comme un avertissement pour les citoyens.
Fabien Giuliani