L’exploitation des gaz de schiste aux Etats-Unis

Les Etats-Unis représentent actuellement une capacité de production de premier plan au niveau des hydrocarbures, un état de fait causé en particulier par des décisions liées au renouveau de l’exploitation des gaz de schistes. Ces décisions représentent un exemple intéressant des méthodes et objectifs de la communication politique de ce pays lors des très nombreuses polémiques opposant ses deux principaux partis.

Contexte géopolitique et stratégique

La politique du pétrole représente, pour l’Occident en général et les Etats-Unis en particulier, un pilier fondamental de la puissance économique, diplomatique et militaire, servant dans celles-ci aussi bien de moyen que de but. Les pays de l’OPEP, de même que les autres producteurs de pétrole, se sont eux-mêmes servis de l’arme pétrolière pour influencer les politiques des superpuissances pendant et après la Guerre Froide. L’importance de cette matière première tient en ses deux applications fondamentales : la source d’énergie et les matériaux hydrocarbonés.

L’utilisation des dérivés du pétrole comme carburant pour des moteurs ou des générateurs est fondamentale pour toutes les économies modernes, puisqu’il s’agit de produits ayant une densité énergétique et une facilité d’utilisation sans équivalent. La quasi-totalité de la chaine logistique des économies planétaires (tous les véhicules à moteur, excepté les véhicules électriques et certains trains suivant ce type d’alimentation) et un tiers de la production d’électricité mondiale (31,4 % en 2012 d’après l’Agence Internationale de l’Energie) proviennent de ces dérivés du pétrole.

De façon toute aussi importante, le pétrole est constitué d’hydrocarbures de composition complexe servant de base à l’ensemble de la chimie organique, et avec elle d’une quantité considérable de matériaux tels que les plastiques. Central à la production, la consommation et le transport, le pétrole est donc une, si ce n’est la ressource-clef de l’industrie du XXème siècle et de ce début du XXIème.

Au niveau géopolitique, cette importance se manifeste de façon claire avec une relation marquée entre la croissance – voire la survie comme c’est le cas au Venezuela –  des économies et les tarifs du pétrole. Une capacité de production conséquente présente donc des atouts stratégiques majeurs pour le pays qui la détient, et qui peuvent se présenter de différentes manières, avec entre autres :

  • Source de revenus supplémentaire pour de l’investissement stratégique ou le soutien de politiques publiques.
  • Indépendance stratégique.
  • Attractivité de certaines industries.
  • Arme pétrolière (influence sur les prix du pétrole comme mesure d’encouragement ou de rétorsion).

Les dernières décennies ont vu, de par la pénurie annoncée de pétrole, une intensification des travaux de prospection et des développements technologiques visant à permettre l’accès à des gisements jusqu’alors inexploitables. Un des types de gisements considérés récemment est celui dit des sables bitumineux, des roches contenant du kérogène, la substance intermédiaire entre les combustibles fossiles eux-mêmes et les organismes les ayant créés. Le renouveau de l’exploitation de ce type de gisements, jugés non-rentables à partir du XXème siècle, est à l’origine de polémiques importantes en termes d’intérêts industriels, stratégiques, écologiques et sociétaux dans les différents pays occidentaux où ils sont présents.

Détermination de la polémique – période et lieu

Une étude de la présence médiatique aux Etats-Unis des gaz de schiste (shale oil) montre deux pics principaux, en 2008, puis entre septembre 2014 et février 2015, atteignant son paroxysme autour de novembre 2014. Des recherches sur les actualités publiées dans une période autour du pic de 2014 montrent une polémique avec pour acteurs l’OPEP, le gouvernement des Etats-Unis et les entreprises d’extraction de gaz de schiste étant basées dans ces derniers.

Si l’on considère les données plus anciennes, il apparait que les gaz de schistes aient eu un pic de présence et d’intérêt principalement en 2008. Les articles initialement trouvés pour l’année 2008 témoignent de travaux législatifs au cours de la fin de l’administration Bush Jr. visant à faciliter l’exploitation des gaz de schiste, et faisant part de l’opposition de mouvements environnementaux. Il s’agit là d’une seconde polémique, d’apparence interne aux Etats-Unis.

La polémique de 2014 concerne davantage les relations internationales pour lesquelles la nécessité de convaincre l’opinion publique est bien plus limitée (importance plus faible dans le cas de pays comme la Russie ou l’Arabie Saoudite, et public aux Etats-Unis probablement déjà acquis après la polémique de 2008)..

Celle-ci s’est portée sur différentes décisions prises par l’administration Bush Jr., et la façon dont elles ont été attaquées et défendues au cours de l’année 2008, en période de campagne électorale présidentielle. Le débat opposait donc les deux acteurs principaux, le parti républicain et le parti démocrate, chacun associé à différentes branches de l’industrie et les éléments de la société civile liés à l’écologie. Ils se sont opposés suivant deux grilles de lecture différentes : celle de l’économie et celle de l’écologie, avec en toile de fond des enjeux politiques qui ne prendront toute leur ampleur que quelques années plus tard.

Le parti républicain : « Drill, Baby, Drill! »

Au cours de cet affrontement, le parti Rrépublicain, sous l’administration Bush Jr. et au travers de son ticket, John McCain et Sarah Palin, avaient le contrôle de la Maison Blanche. Cette position présente des avantages dans sa mainmise sur une partie des outils administratifs du gouvernement américain, pouvant éventuellement être utilisés afin de soutenir un discours particulier. Mais de façon cruciale et relativement spécifique aux Etats-Unis, le pouvoir politique est soumis à une très forte défiance voire méfiance de la part de la population, tant pour des questions de polarisation politique que de façon générale, la notion-même de gouvernement étant présentée comme l’ennemi à abattre pour le bien du peuple.

Cette dernière notion est importante à prendre en compte pour toute stratégie de communication exercée par Washington et dirigée vers la population générale. Le modus operandi qui ressort couramment tient à présenter l’adversaire politique comme cet ennemi empêchant la population de prospérer, de façon à rediriger cette culture dans une direction favorable.

Le parti républicain s’est, sans surprise, basé sur une telle mise en scène, qui avait pour avantage de résonner avec sa position officielle et son programme politique depuis la présidence Reagan. Les arguments présentés au niveau du Congrès, en opposition au parti démocrate, mettaient en avant la réduction de la facture énergétique de la population des Etats-Unis par l’exploitation de ressources jusqu’à présent bloquées par un moratoire alors vieux de trente ans. On retrouve aussi, dans la dialectique utilisée, des rappels à des moments politiques forts des Etats-Unis, un sénateur républicain reprenant le vocabulaire de Ronald Reagan visant à abattre les murs bloquant la production domestique d’énergie, référence au discours de 1987 concernant le mur de Berlin. De façon répétée dans les débats, la polémique est cadrée par les sénateurs comme un choix que le parti démocrate devait faire entre « les élites anti-pétrolières » et « les pauvres », présentant les premiers comme ayant des opinions extrémistes. L’écho fait avec la campagne électorale qui était alors en cours est flagrant : l’opposition politique était décrite comme étant du « No we can’t » soit le parti d’une opposition non constructive.

En parallèle de cette communication aux éléments de langage destinés à la population générale et intégrés au processus parlementaire, une autre campagne, celle-ci orientée exclusivement vers la population, s’est faite dans le cadre de la course présidentielle. Celle-ci a atteint son paroxysme au cours de la Convention républicaine, au début du mois de septembre 2008, par le slogan « Drill, baby, drill! », rapidement repris dans la presse et par les candidats républicains (en particulier la candidate à la vice-présidence, S. Palin, assumant la volonté de son parti d’exploiter ces ressources). Autour de ce slogan, les arguments économiques présentés se basaient fondamentalement autour de la création d’emplois lucratifs par la relance d’une industrie abandonnée depuis plusieurs décennies, et la réduction des prix du pétrole. Cette réduction annoncée avait un effet d’autant plus important que lors de ce débat, les prix atteignaient jusqu’à 140 dollars au baril et frappaient le contribuable durement.

Le parti républicain s’est donc présenté comme le protecteur des démunis face aux puissants, vendant un message d’emploi, de prospérité et de réduction des coûts de la vie quotidienne en opposition à une reluctance motivée par des intérêts privés et des élites détachées des réalités populaires. Le parti démocrate y était dépeint comme servant les intérêts d’une minorité privilégiée que représenterait le mouvement écologique.

Le parti démocrate : « Les gaz de schiste ne sont pas la solution à la crise énergétique »

En opposition à la politique du parti républicain, le parti démocrate a fait preuve d’une communication portée sur les inconvénients de cette source d’énergie, tant au niveau de son efficacité que de son exploitation elle-même. Il est intéressant de voir que cette communication, en particulier au Congrès, était davantage de nature réactive, visant à contrer les éléments soulevés par les groupes partisans des gaz de schistes. On retrouve ainsi comme argument fondamental un rappel que toute exploitation de ces ressources ne pourrait pas produire de pétrole avant 2017 et n’arriverait à maturité qu’en 2030, mettant en défaut la thèse d’une réduction rapide des coûts pour le consommateur. Qui plus est, cette réduction-même était mise en doute par le groupe sénatorial démocrate, qui présentait comme le responsable des coûts élevés les industries pétrolières elles-mêmes et le monde financier.

On retrouve ici une tactique semblable à celle du parti républicain, visant à désigner un responsable aux problèmes perçus directement par le grand public (prix élevés du pétrole) avec le message sous-jacent que ceux-ci sont causés par des causes étrangères et par une (autre) élite, démocrate celle-ci ?

L’autre élément charnière sur lequel s’articulait la communication était la dimension écologique de l’exploitation des gaz de schiste, présentée de façon à avoir un impact optimal sur les populations votant traditionnellement pour le parti démocrate et, de façon associée (mais non recherchée), les populations européennes. Cette argumentation, portée sur les effets à long terme de cette ressource, a été discutée suivant une approche techno-centrique et détachée de l’individu : les maitres-mots étaient alors les effets globaux à court et moyen terme et la rentabilité des gaz de schistes.

Cette communication s’est faite elle aussi à deux niveaux, par les discours politiques du Congrès et par la blogosphère écologique, tant indépendante que rattachée à des médias tels que le New York Times. Discutant de la faible densité énergétique de ce pétrole, des importants moyens nécessaires pour son extraction et des conséquences immédiates (ressources utilisées) et durables (dégâts écologiques liés au craquage), elle était destinée à un public éduqué et pour lequel les difficultés économiques causées par le coût élevé du pétrole étaient moins immédiates.

En particulier parmi les arguments revient celui de l’eau, nécessaire en très grandes quantité pour réaliser l’exploitation des gaz de schistes. L’importance de ce point présenté tant par les organisations écologiques que le parti démocrate doit s’interpréter au vu du public visé, entre autres la Californie, vivier démocrate touché par des pénuries d’eau chronique.

On assiste ainsi à un cadrage très superficiellement semblable à celui du parti républicain, reprenant la narration de l’opposition à des élites détachées des réalités ou malveillantes, mais visant à faire passer un message fondamentalement différent à celui de leur opposition politique, au milieu d’une campagne électorale majeure.

Deux réalités, deux vérités, une vision : la particularité des Etats-Unis

Fin septembre 2008, peu avant l’élection de Barack Obama, le Congrès mit fin au moratoire pesant sur l’exploitation des gaz de schistes et les forages pétroliers au large des côtes des Etats-Unis, malgré l’opposition démocrate et d’une partie de la société civile. L’administration Bush Jr. sortante renforça au dernier moment les régulations favorisant cette industrie, relançant pleinement le pays dans l’extraction pétrolière. Au cours des années qui ont suivi, l’administration Obama soutint cette industrie face à une campagne politico-économique menée par l’OPEP quelques années après le désastre de la plate-forme Deepwater Horizon, renforçant la position stratégique des Etats-Unis comme premier producteur mondial de pétrole.

Cette polémique passée illustre de façon exemplaire une spécificité qui reste méconnue en Europe de la politique intérieure outre-Atlantique : plus qu’une simple polarisation, une séparation du public en deux groupes fondamentalement distincts. Cette division s’est manifestée de manière explicite lors du débat entre candidats à la vice-présidence, Joe Biden et Sarah Palin. Le premier, démocrate, accusait le candidat républicain, de n’avoir pour seule réponse « drill, drill, drill » (forer, forer, forer), une accusation que son adversaire a embrassé pleinement en reprenant le slogan « Drill, baby, drill! ». Un échange vu comme une victoire pour chaque camp et une défaite pour le camp adverse.

Il s’agit ici d’une réalité qui modèle l’ensemble de la stratégie de communication et de discours, celle de s’adresser à une population qui a des expériences, des besoins et des vies entièrement différents de l’autre. Entre une population côtière urbaine vitrine des Etats-Unis pour le reste du  monde et une population continentale plus rurale et traditionnelle. Entre une population au cœur des évolutions technologiques et sociales et une population subissant de plein fouet la transition des Etats-Unis vers une société mondialisée post-industrielle où le robot remplace l’humain.

Le mode de scrutin des Etats-Unis, centré autour des Etats, combiné à cette hétérogénéité géographique, économique et sociale, a mené à un système où deux discours se tiennent dans une même polémique, se contredisant sur seulement une partie des points et cherchant à convaincre l’un des deux groupes pour ensuite convaincre les indépendants. Ce mécanisme, traditionnel des démocraties suffisamment établies, s’est différencié de celles-ci par la polarisation croissante de la population aux Etats-Unis : un continent à deux vitesses a rendu possible une communication à deux vérités.

Chacune de celle-ci vient s’adresser à une population qui perçoit l’autre comme étrangère à sa réalité : une polémique entre les deux grands partis tient ainsi moins d’un affrontement entre arguments mais d’un face-à-face entre deux réalités de plus en plus incompatibles. Entre les grilles de lecture de ces groupes, les points communs tendent à s’amoindrir, avec peut-être une exception, la fierté nationale et le désir de puissance que traduit la doctrine de l’exceptionnalisme : la grandeur de l’Amérique.

Laurent Pelliser