Voici un signal faible qui s’annonce être un probable point de bascule dans l’univers des relations internationales. Le ministère des Affaires étrangères du Danemark a décidé la création d’une ambassade auprès des GAFA dans la Silicon Valley en juillet 2017. La France avait déjà emboîté le pas, avec la création d’un poste d’ambassadeur en charge du digital en 2013, mais va t’elle concrètement créer une ambassade physique pour ce monde virtuel ?
Jusqu'à aujourd’hui, la tendance était de décrypter le monde numérique comme l’émergence d’un « nouveau continent », fût-il virtuel. Cette métaphore devait faire prendre conscience de l’importance grandissante de la sphère de l’internet et des géants qui y règnent et qui tendent à devenir des « puissances » de dimension planétaire. C’est pourquoi le Danemark avait entrepris, il y a un an, la création d’un poste d’ambassadeur auprès des GAFA. D’après le ministre danois de la Diplomatie : « Google, Amazon, Facebook ou Apple doivent être considérés désormais comme des nouvelles nations avec lesquelles il faut donc entretenir des relations diplomatiques. Au-delà de leur simple poids économique, les GAFA agissent de plus en plus comme des États ». Sa mission sera de négocier avec les colosses californiens qui, avec un chiffre d'affaires total de 433 milliards de dollars en 2015, dépassent le PIB du Danemark, lequel était de 295 milliards sur la même période. Le pays est donc le premier État à ouvrir une ambassade auprès des grandes entreprises numériques.
A l'image du Danemark, la France a nommé David Martinon, le 22 novembre 2017, au poste d’ambassadeur pour le numérique. Son rôle se concentre sur « les négociations internationales sur la cybersécurité, la liberté d’expression sur le web, la gouvernance de l’internet et des réseaux, la propriété intellectuelle liée à Internet, le soutien à l’export des entreprises du numérique et la participation de la France au partenariat pour un gouvernement ouvert, en lien avec ETALAB ». Au vu du fait que la capitalisation boursière d’Apple a déjà dépassé le PIB d’un pays comme l’Arabie Saoudite (ou encore celle de Google qui a dépassé le PIB de l’Argentine), l’établissement d’un ambassadeur pour la « cyber-diplomatie » était nécessaire. Il ne sera pas situé dans la baie de San Francisco, à côté de la Silicon Valley – et donc à proximité des sièges sociaux et quartiers généraux des GAFA – mais à l’assemblée générale de l’ONU (New York) pour faciliter les négociations cyber entre États. En effet le Quai d’Orsay ne confère en rien un statut étatique aux interlocuteurs de David Martinon comme Google, Facebook, Twitter ou Microsoft. La France n’a donc pas véritablement emboîté le pas au Danemark dans sa modernité.
La stratégie internationale de la France pour le numérique s’oriente autour de deux axes. Dans un premier temps, il s’agit de faire de la France un pôle d’excellence dans le monde numérique et dans un second, de garantir la sécurité et l’autonomie stratégique nationale dans l’univers d’internet. Cet objectif d’indépendance stratégique et cette ambition économique s’opposent frontalement à la politique des GAFA et des grandes puissances d’internet. En effet, selon notre ministre des Affaires Étrangères, Jean-Yves le Drian : « Certains acteurs, y compris des grandes puissances, menacent de retourner contre nos démocraties les principes même qui les fondent, l’ouverture, la liberté d’information et de communication, pour en faire des instruments d’ingérence et de déstabilisation ». Le représentant de la diplomatie française a même plus largement critiqué les géants du Net, en évoquant également la puissance des groupes chinois, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiamoi). Monsieur Jean-Yves le Drian a en outre jugé que ces sociétés, qui ont construit leur position dominante sur les effets de réseau et les données personnelles, constituent « de nouveaux empires (qui) tentent aujourd’hui de s’imposer par le contrôle des flux numériques ».
Voir l'infographie comparative entre le PIB de la France et les GAFA sur Statista
Au vu de la montée en puissance des mastodontes de la toile, la France aurait intérêt à créer une véritable ambassade du numérique auprès des GAFA, à l’image du Danemark, afin d’influencer la politique des données personnelles et la gouvernance d’internet. Par ailleurs, l’Hexagone pourrait en tirer un avantage financier en tentant d’anticiper et de s’adapter à l’optimisation fiscale agressive à laquelle se livrent les géants du Net. Enfin, il faut noter que la « techno-diplomatie » a porté ses fruits économiques car le pays du « hygge » – l’art de vivre à la danoise – a réussi à attirer 1,7 milliards d’investissements d’Apple pour des data centers sur son territoire. Le chemin tracé par le pays le plus heureux du monde est certainement une bonne piste à suivre. David Martinon, l’ambassadeur juste nommé, a récemment tiré la sonnette d’alarme en exposant qu’il était urgent d’ouvrir cette ambassade car « le monde est en état de cyberguerre froide permanente » selon lui. Une inquiétude que seul l’avenir de cette ambassade saura confirmer ou infirmer.
Jean-Charles Carquillat