Jeu à somme nulle sur le Nil : quand l’Éthiopie met un terme à l’hydro-hégémonie égyptienne

Lancée en 2011, la construction du grand barrage éthiopien de la Renaissance (GERD – grand ethiopian renaissance dam) redistribue les cartes dans cette région du monde où l’eau est une ressource éminemment stratégique. Ayant bénéficié pendant de nombreuses années d’une quasi-exclusivité de l’exploitation du Nil, l’Égypte est attaquée dans ses prérogatives. Les ambitions économiques et les appétits de puissance pleinement assumés de l’Éthiopie viennent bouleverser les rapports de force géopolitiques et stratégiques établis dans la région.

Le barrage de la discorde, les ambitions économiques de l’Éthiopie

En 2011, alors que l’Égypte connaît une agitation interne, l’Éthiopie lance son projet de barrage. Le GERD est un élément indispensable du développement économique de l’Éthiopie. En effet, si le projet est mené à son terme, le GERD sera le plus grand barrage hydroélectrique africain. Il permettra de fournir une puissance de 6000 MW, l’Éthiopie ambitionne ainsi de devenir producteur mais aussi exportateur d’électricité. En outre, le secteur agricole éthiopien est la première source d’emplois du pays. Néanmoins, l’agriculture éthiopienne est essentiellement pluviale, dépendant donc des aléas climatiques. La mise en route du GERD permettrait un bond en avant du secteur agricole avec la mise en place d’une irrigation pérenne. L’enjeu d’une meilleure productivité agricole est crucial pour cet État qui compte plus de 100 millions d’individus et dont le risque de famine est chronique. 

Cependant, les ambitions de l’Éthiopie entrent en conflit avec les intérêts à la fois économiques mais aussi sécuritaires de l’Égypte. Effectivement, l’agriculture égyptienne dépend à 90 % des eaux du Nil et le secteur agricole représente près de 15 % du PIB égyptien et emploie près de 30 % de la population active. Assurément une déstabilisation de ce secteur aurait un coût économique et social non négligeable pour un pays en difficulté économique depuis 2011. 

 

La remise en question d’un accord historique sur le Nil : l’offensive tactique éthiopienne 

Depuis un accord conclu en 1929 avec l’empire britannique, l’Égypte bénéficie d’un droit de veto sur toute construction en amont pouvait réduire le débit du fleuve. Cet accord, conférant à l’Égypte un contrôle démesuré, fut réaffirmé par l’accord soudano-égyptien de 1959. Ce dernier attribua 55,5 milliards de m3 à l’Égypte et 18,5 milliards au Soudan, soit près de 90 % du débit du Nil à ces deux nations, excluant de fait l’Éthiopie. Les « droits historiques » de l’Égypte s’opposent pourtant à la réalité géographique, 86 % du débit du fleuve provenant du Nil bleu éthiopien. C’est cette réalité que l’Éthiopie entend faire triompher. 

Depuis 2011, le positionnement de cette dernière est devenu plus ferme quant à la construction du GERD et les dernières déclarations du Premier ministre éthiopien le reflètent. Bien que ce dernier affirme que la diplomatie reste la solution privilégiée, il déclarait fin octobre qu’il était possible de « mobiliser des millions d’homme pour défendre le barrage ».  Cette frasque ne doit pas être comprise comme une simple rhétorique nationaliste, elle traduit la posture de défiance de l’Éthiopie à l’égard de l’Égypte. Lorsqu’on ajoute à cette déclaration les nombreuses allégations d’officielles égyptiennes à travers l’histoire, telle que celle d’Anouar Al Sadate, qui en 1979 affirmait que « la seule chose qui peut pousser l’Égypte à faire la guerre de nouveau est l’eau », on prend la mesure du potentiel conflictuel que constitue la gestion de l’eau dans la région. 

La construction du barrage est un fait que l’Égypte a fini par accepter face à la fermeté éthiopienne. L’enjeu principal réside désormais dans le déroulement du calendrier de remplissage du GERD. L’Égypte réclame un débit normal du fleuve pendant la phase de remplissage, ce que l’Éthiopie n’est pas en mesure de promettre pour l’instant. Ainsi, tout laisse à penser que même si un accord est trouvé d’ici le 15 janvier 2020, date fixée lors de la rencontre à Washington le 6 novembre, rien ne garantit que les exigences égyptiennes soient respectées. 

En outre, le Caire n’est plus en mesure d’imposer ses vues, contrairement au demi-siècle passé. C’est en cela que le rapport de force est bouleversé. L’Éthiopie adopte une posture plus agressive vis-à-vis d’une Égypte, qu’elle sait affaiblie et l’alignement soudanais sur la position éthiopienne en est le signe le plus probant. L’Éthiopie a réalisé l’exploit d’isoler l’Égypte dans la région, ne laissant à cette dernière que le choix de recourir à une médiation internationale.

 

Les rivalités économiques des puissances : Chine vs. États-Unis

Les États-Unis ont immédiatement répondu à l’appel du président égyptien Al Sissi quant à une médiation internationale. Ceci n’est pas illogique compte tenu des nombreux intérêts américains dans la région. Néanmoins, il est possible d’inscrire cet événement dans le prisme plus large qu’est la rivalité sino-américaine.

En effet, la mise en route du GERD est fondamentale pour la Chine. Le financement du barrage a certes été réalisé à l’aide de capitaux nationaux, mais l’Éthiopie est l’un des pays recevant le plus d’investissements et prêts chinois. Ces investissements sont principalement orientés vers une restructuration complète de l’économie éthiopienne, encore trop dépendante du secteur agricole. Les parcs industriels qui sont l’objet même des investissements chinois dépendent intrinsèquement de la capacité éthiopienne à opérer un saut qualitatif en matière d’électricité. Ainsi la Chine a tout intérêt à ce que la volonté éthiopienne de remplir le plus rapidement possible le GERD soit respectée. 

L’eau, une ressource stratégique pour l’Afrique

Enfin, cette querelle autour des eaux du Nil souligne le caractère stratégique de l’eau à l’échelle du continent. Nous ne sommes toutefois qu’aux prémices de disputes hydrauliques sur le continent africain. Tous les indicateurs montrent que le contrôle de l’eau sera l’un des enjeux principaux dans les décennies à venir. Notamment sous l’effet conjoint de deux tendances lourdes ; la première étant la croissance démographique, la seconde, les conséquences du réchauffement climatique. 

 

Aladin El Yassini