Le “retour” de la Russie en Afrique

Anciens satellites du bloc soviétique, alliés vénézuéliens ou iraniens, partenaires commerciaux chinois ou indiens… La Russie n’a de cesse d’affirmer son retour sur le devant de la scène internationale. Redevenue un acteur incontournable sous l’impulsion du Président Vladimir Poutine, elle a aussi pu prouver qu’elle était à nouveau capable de projeter ses forces lorsqu’elle est intervenue au profit de son allié syrien dès 2015. Aujourd’hui solidement implantée au Moyen-Orient, la Fédération de Russie entend profiter de ce succès géostratégique. Il est un autre terrain sur lequel la Russie entend faire son retour, celui de l’Afrique.

Alors que le mouvement de décolonisation du continent avait permis à l’URSS d’y implanter de solides relais en soutenant les mouvements de libération nationale, la Russie entend profiter des opportunités offertes par l’Afrique pour briser son isolement. Encerclée et handicapée par les sanctions occidentales, l’économie russe voit d’un très bon œil l’ouverture de marchés africains à ses exportations.

 

Le retour russe en Afrique : un retour par le Nord et par la vente d’armes

Dès 2006, c’est en Algérie que la Russie a posé le premier jalon de son retour sur le continent africain. Poutine y étrenne une stratégie qui s’avère efficace. Il annule la dette de l’Algérie envers la Fédération de Russie (4,7 milliards de dollars), en échange d’un contrat d’armement substantiel. Ce contrat de 7,5 milliards de dollars permettra à l’Algérie d’afficher ses ambitions de puissance maghrébine de manière plus crédible et à la Russie de reposer un pied sur le sol africain.

Deux ans après, cette même méthode est appliquée en Libye : annulation de la dette contre un contrat ferroviaire de grande ampleur et des facilités d’installation pour Gazprom, le géant russe du secteur gazier. Depuis la guerre et la chute du colonel Kadhafi, la Russie reste impliquée dans le pays, notamment aux côtés du maréchal Haftar auprès duquel sont déployés des opérateurs de la désormais célèbre SMP « Wagner » .

En Egypte, en 2014, la Russie profite du désengagement américain consécutif aux printemps arabes pour se rapprocher du président Al-Sissi. La Russie est même le premier pays hors du monde arabe à faire l’objet d’une visite officielle par le nouvel homme fort de l’Egypte. Dès le mois de septembre, les deux pays signent un contrat d’armement de 3,5 milliards de dollars. Depuis, l’Egypte et la Russie sont liées par d’étroits traités de collaboration militaire, portant sur la fourniture d’armements ou sur la formation. En outre, un accord conclu en 2015 prévoit une coopération entre la société d’État Rosatom et l’Égypte. Cette coopération permet la construction d’une centrale nucléaire dans la région de Dabaa. Enfin, la Russie y trouve un nouveau débouché pour ses céréales, boycottées en Occident.

 

Etat des lieux de la présence russe en Afrique

Alors que la (re)conquête de l’Afrique par le Kremlin s’accélère, les échanges commerciaux entre la Fédération de Russie et le continent africain atteignent 20 milliards de dollars en 2018. Soit 17,2% de plus que l’année précédente. Ce qui laisse tout de même la Russie loin derrière la France (55 milliards de dollars par an) et la Chine (200 milliards de dollars par an). Côté exportations, les ventes russes en direction de l’Afrique ont doublé en l’espace de trois ans pour atteindre 17,5 milliards de dollars (contre moins de 3 milliards d’importations). Enfin, ses investissements ont atteint les 5 milliards de dollars en 2018. Ici aussi, le chiffre est à relativiser aux vues des investissements chinois qui s’élèvent à 130 milliards de dollars par an en Afrique.

La Russie est également derrière son rival chinois en termes d’ambassades, du fait qu’elle compte des représentations dans 40 pays africains, contre 52 pour la Chine. Notons que la France et les Etats-Unis en possèdent respectivement 47 et 48.

Il est intéressant de souligner que la Russie a tout de même réussi à réunir une trentaine de chefs Africains au sommet de Sotchi d’octobre 2019. Au-delà de la démonstration de force diplomatique, cette réunion internationale a eu pour objet la signature de quelques traités bilatéraux et multilatéraux. Le but affiché est de doubler les échanges entre la Russie et les États africains à l’horizon 2024. L’objectif est ambitieux et permettrait à la Russie de se rapprocher des niveaux français.

Bien que globalement derrière la Chine ou la France – qui plus est l’Union européenne – sur le volet économique, la Russie est de plus en plus présente sur le continent africain. Elle peut surtout compter ses les secteurs où elle excelle et sur un pragmatisme à toute épreuve.

 

Les atouts de la Russie et les secteurs clefs de sa présence sur le continent africain

Quelles sont donc les raisons qui poussent les pays africains à de plus en plus se tourner vers la Russie ? Tout d’abord, elle réactive les liens qui unissaient l’URSS aux pays africains qu’elle avait aidés dans leurs guerres d’indépendance. La Russie peut ainsi compter sur le souvenir laissé par l’assistance soviétique dans des pays tels que l’Algérie ou l’Angola. Même après leur indépendance, de nombreux pays africains ont compté sur l’Union Soviétique pour les aider à se libérer de la tutelle occidentale, comme le Mali, Madagascar ou encore la Guinée.

Alors que le souvenir de la période coloniale colle à la peau des occidentaux, au premier rang desquels les Français, les Chinois sont vus comme des dominateurs. De nouveaux colons en somme, qui font parfois regretter les précédents. Entre les anciens et les nouveaux maîtres, nombre de pays africains voient la Russie comme un partenaire alternatif crédible.

Il faut dire que la Russie n’adopte pas la stratégie du rouleau compresseur chinois et elle n’en a pas les moyens. Elle n’adopte pas non plus le ton paternaliste et moralisateur des anciens colonisateurs occidentaux. Contrairement à la France par exemple, elle n’affiche pas la démocratie en Afrique comme un objectif prioritaire. Pas plus qu’elle ne prétend développer un continent tout entier en dilapidant des aides sans contrôler leur emploi. Les Russes ne sont pas non plus vus comme des pilleurs de matières premières : ils les possèdent toutes sur leur propre territoire.

Pourtant la Russie est très présente dans l’exploitation de minerais, de pétrole ou encore de gaz en Afrique. L’extraction minière a même permis à la Russie de préparer timidement son grand retour sur le continent, dès 1993. À cette époque, la jeune Fédération ouvre en Angola la quatrième plus grande mine de diamants du monde. Si l’expertise russe profite à de nombreux États africains pour exploiter les minerais présents dans leurs sous-sols, les géants pétroliers et gaziers entendent également tirer leur épingle du jeu.

C’est que la Russie, avec sa production nationale et la force de ses consortiums nationaux, est idéalement placée sur les marchés du gaz et du pétrole. À titre d’exemple, Gazprom, qui est déjà implantée dans le Sahara, souhaite relier les réserves gazières nigérianes à l’Europe via l’Algérie. Dans le domaine pétrolier, nous pouvons citer Rosneft, bien implantée en Afrique du Nord. De son côté, Lukoil, premier producteur russe, continue de trouver de nouveaux champs au Nigéria ou encore au Ghana.

Nous l’avons dit, la vente des céréales russes en Afrique, notamment en Egypte, permet également au Kremlin d’étendre encore un peu son influence. Le volet énergétique est également de la partie. En témoignent les coopérations dans le domaine nucléaire avec de nombreux pays tels que l’Algérie, le Nigéria ou la Zambie. Pour le moment, seule l’Egypte a vu débuter un chantier de centrale atomique « made by Russia ».

Mais c’est sur le volet sécuritaire pris au sens large que la Russie mise le plus pour asseoir son influence en Afrique. Entre 2010 et 2017, sept accords de coopération militaire ont été passés entre la Russie et des États africains. Depuis 2017, il y en a eu vingt. Cette hausse significative reflète la confiance qu’inspire le Kremlin sur ce volet. L’expertise des Russes en la matière et la constance de Poutine dans son approche géopolitique permettent à la diplomatie russe d’avancer sereinement sur ces questions. On retrouve ainsi des formateurs russes un peu partout sur le continent, qu’ils soient militaires ou privés. Des SMP, comme Wagner, sont également présentes sur de nombreux points chauds africains. De plus, certains États offrent des facilités militaires, à l’image du Mozambique qui permet aux navires de guerre russes d’accéder gratuitement à ses ports.

Ces accords de collaboration vont souvent de pair avec la vente d’armement par la Russie aux États partenaires. C’est ainsi que Rosoboronexport, la société par laquelle passent la plupart des exportations d’armes russes, réalise des ventes record en Afrique. La Russie est devenue en 2018 le premier exportateur d’armes en direction du continent africain. C’est ainsi 49 % des armements achetés par des pays du Maghreb qui viennent de Russie, contre 15 % des États-Unis et 7,8 % de la France. En Afrique subsaharienne, l’écart est moins important : 28 % pour la Russie et 24 % pour la Chine … quand la France plafonne à 6,1 %.

Ces contrats d’armements, en plus d’être lucratifs, permettent à la Russie d’entretenir ses relations avec les États concernés. La coopération militaire et sécuritaire permet en outre au Kremlin de s’attirer les faveurs de régimes qui comptent bien souvent sur l’expertise des formateurs et opérateurs russes privés ou non et sur les armes qui vont avec pour se maintenir au pouvoir. De quoi augmenter son influence sur zone et décrocher de nouveaux contrats, quels que soient les secteurs. C’est donc bien sur la coopération sécuritaire que s’appuie la Russie pour peser en Afrique. L’objectif étant de briser son encerclement économique et politique.

 

L’impact pour la France

Une partie du continent africain étant vue comme son pré carré par la France, l’implication grandissante de la Russie en Afrique ne peut-elle se faire qu’à notre détriment ? Au Mali par exemple, où les forces françaises sont engagées dans l’opération Barkhane, l’influence russe se fait de plus en plus pressante. Alors que la contestation d’une partie de la population contre la présence française augmente, celle-ci se couple parfois de manifestations pro-russes. La méthode employée par la Russie en Centrafrique, moins encombrée par des règles d’engagement strictes, semble plaire. Précisons tout de même que bien que largement repris par Sputnik, ces appels à une aide russe au Mali sont assez rares et sporadiques. Néanmoins, cette offensive informationnelle menée par la Russie peu de temps avant le sommet de Sotchi laisse à penser que le Kremlin n’entend pas rester en retrait dans cette zone stratégique. Nous avons évoqué plus haut les intérêts gaziers et pétroliers des sociétés russes dans la région.

Au premier abord, et à l’aune de l’exemple malien, le retour de la Russie en Afrique semble se faire dans la tradition soviétique : contre la France. Néanmoins, les intérêts russes et français peuvent converger. C’est le cas en Libye, où la France soutient discrètement le maréchal Haftar, clairement appuyé par la Russie.

Enfin, la situation en République Centrafricaine est assez représentative de l’ambivalence des relations franco-russes en Afrique. Ici, la Fédération de Russie ne procède pas vraiment à un « retour », l’Union soviétique n’ayant jamais eu de liens très poussés avec l’Empire de Bokassa. Elle est néanmoins très active dans ce pays où les forces françaises sont déployées. Livraisons d’armements, présence sur zone d’opérateurs privés russes (essentiellement de la SMP Wagner) et formations dispensées à l’armée centrafricaine permettent au Kremlin de négocier des contrats économiques, notamment dans le domaine de l’extraction de minerais précieux.

L’embargo qui pèse sur la livraison d’armes à la RCA peut faire l’objet d’exceptions. Les seuls pays qui livrent encore ponctuellement des armements aux forces centrafricaines sont ainsi la France et la Russie. Les deux membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies semblent ainsi s’entendre pour fournir tour à tour la République Centrafricaine. La ministre des Armées, Florence Parly, parle même de contribution positive de la Russie sur le dossier.

En conclusion, sur les différents dossiers africains comme sur les autres, les relations entre la Russie et la France sont marquées par l’implacable realpolitik russe et la pusillanimité française.

 

Arnault Ménatory

Pour le club défense