Dans un contexte de guerre économique, où les dépendances stratégiques et les manœuvres géopolitiques s’entremêlent, l’énergie représente un enjeu majeur au cœur des rapports de force. La capacité de certains acteurs étrangers à exercer un contrôle partiel sur les économies européennes, par le biais des approvisionnements en hydrocarbures, devient une menace réelle et un outil redoutable pour peser sur les décisions stratégiques en Europe.
Les récentes évolutions, dues au conflit russo-ukrainien, concernant l’approvisionnement énergétique en Europe, en particulier en France, soulignent l’importance des dépendances économiques liées aux hydrocarbures. La transition énergétique, les fluctuations du paysage énergétique français et européen, la relation étroite entre croissance économique et consommation énergétique sont autant de facteurs clés pour la compréhension des dépendances stratégiques dans un contexte de guerre économique.
Le choix du nucléaire : pilier de la production d’énergie primaire française
Depuis 1973, le programme nucléaire national civil intitulé Plan Messmer, n’a eu de cesse d’amplifier la production d’énergie primaire française. Équivalente à 514 TWh en 1973 grâce à 9 % de nucléaire, elle avoisinait les 1 423 TWh en 2020 grâce à 75 % de nucléaire, avant de connaître une chute de 8,7 % cette même année, réduisant les niveaux de production nucléaire à ceux des années 1990. Avec un recul de 11,3 % du nucléaire, cette baisse de production s’explique par les nombreuses interruptions pour maintenance ayant eu lieu, en partie dues à la pandémie de Covid-19.
L’extraction de combustibles fossiles en Europe est presque stoppée. Les réserves européennes de charbon, pétrole et gaz naturel s’épuisent, représentant à peine 1 % de la consommation régionale et provoquant l’émergence des énergies renouvelables, en croissance depuis les années 2000. Des contraintes matérielles, techniques, environnementales et financières limitent néanmoins leur capacité à remplacer les énergies fossiles sur le long terme.
La France, davantage consommatrice que productrice
La consommation d’énergie primaire en France a grimpé jusqu’en 2005, culminant à 3 155 TWh, avant d’amorcer une légère baisse. En temps normal, la consommation stagne autour de 2 800 TWh (en 2019), hors variations climatiques. Il est essentiel d’observer qu’aucune source énergétique n’a supplanté une autre : des renouvelables au nucléaire en passant par les fossiles, toutes se sont additionnées.
Une France encore trop dépendante des énergies fossiles étrangères
Le mix énergétique primaire de la France, et donc sa croissance économique, est directement dépendante à hauteur de 48 % des importations d’énergies fossiles, provenant de pays tels que la Russie, l’Arabie saoudite, l’Inde, la Norvège et les États-Unis. Les 52 % restants demeurent, quant à eux, indirectement tributaires des énergies fossiles. C’est la raison pour laquelle le prix de l’énergie a très largement augmenté suite aux sanctions économiques sur les hydrocarbures russes par l’UE, ainsi qu’au sabotage non élucidé des gazoducs Nord Stream 1 et 2. Les sanctions sur les hydrocarbures russes font, par ailleurs, l’objet de stratégies de contournement massif. Cinq États – Chine, Inde, Turquie, Émirats Arabes Unis et Singapour – ont été identifiés par le CREA (Center for Research on Energy and Clean Air) comme agissant sous la forme de « blanchisseries » mondiales de pétrole russe. Le stratagème demeure simple : après avoir importé du pétrole brut russe, ce dernier est exporté après raffinage en grande quantité vers les pays ayant imposé des sanctions à la Russie.
L’Union européenne ne semble donc pas capable de se passer du pétrole russe, sans lequel les conséquences économiques et politiques seraient désastreuses. Les exportations de ces 5 pays vers la coalition, ayant fixé un prix plafond au pétrole russe, ont ainsi augmenté de près de 10 millions de tonnes au cours de l’année suivant l’invasion de l’Ukraine, par rapport aux 12 mois précédents. Selon le CREA, cela correspond à une hausse de valeur de près de 80 %, soit plus de 18,7 milliards d’euros.
In fine, ce « blanchiment » du pétrole russe « fournit des fonds au trésor de guerre de Poutine à travers l’achat de brut russe, qui finit en produits raffinés vers des pays imposant des sanctions », souligne le CREA. L’UE a, en particulier, importé 17,7 milliards d’euros de produits pétroliers depuis les 5 pays « blanchisseurs » au cours des 12 mois suivants l’invasion russe en Ukraine, contre 8 milliards d’euros pour l’Australie et 6,6 milliards d’euros pour les États-Unis.
Pas de croissance économique sans consommation énergétique
L’activité économique humaine est étroitement liée au parc de machines en service qui fonctionnent grâce à de l’énergie. Ces machines sont présentes dans tous les secteurs de l’économie. Si leur consommation d’énergie est supérieure à celle d’un individu, la puissance qu’elles génèrent excède largement la force physique qu’un individu peut fournir. En moyenne, dans le monde, le parc de machines en service multiplie la capacité humaine par environ 200, tandis qu’en Europe de l’Ouest ce chiffre atteint 600.
Autrement dit, pour atteindre le niveau de vie moyen d’un individu vivant en 2023, un individu vivant il y a plus de deux siècles (avant l’ère des énergies fossiles) aurait besoin d’environ 200 travailleurs sa disposition à plein temps, et près de 600 pour atteindre le niveau de vie moyen d’un occidental.
La croissance économique des deux derniers siècles est attribuable au développement des machines ainsi qu’à l’utilisation des énergies fossiles comme carburant. Cette corrélation entre la croissance du produit intérieur brut (PIB) et la consommation d’énergie est manifeste depuis plus de 150 ans. Fondamentalement, l’activité économique se résume à la transformation de matières premières par le biais d’énergie primaire ou finale, aboutissant à la création de biens et services utilisables et échangeables sur le marché. Concrètement, l’économie se caractérise par la capacité à convertir son environnement en produits ou services commercialisables et exploitables. De même, l’extraction de ressources naturelles et la construction de sites de production (donc de transformation) et d’infrastructures logistiques impliquent nécessairement une consommation énergétique substantielle.
Il ne s’agit donc pas simplement d’une corrélation, mais d’une interconnexion essentielle. Les énergies fossiles représentent toujours 80 % de l’énergie primaire consommée mondialement, indiquant une forte dépendance générale et continue. Les modèles de croissance reposent sur l’accroissement de la productivité du travail et les machines sont au cœur de cette dynamique, remplaçant efficacement la main-d’œuvre humaine. Pour toute structure entrepreneuriale, les coûts et les erreurs sont réduits, plus besoin de formation, de temps de récupération, d’horaires, ni de grèves.
Ainsi, la croissance économique dépend structurellement de la puissance très supérieure des machines, donc d’un prix abordable de l’énergie et d’un approvisionnement énergétique abondant en volume. Cette combinaison, a alimenté la croissance fulgurante de nos niveaux de vie depuis l’après-guerre et a fortement contribué à l’obtention des acquis sociaux en vigueur en Occident, tels que la réduction du temps de travail, les congés payés, les retraites, l’accès massif à l’éducation supérieure, et bien d’autres avancées sociétales.
Volumes et prix de l’énergie : des leviers de manœuvres à distance aux conséquences majeures
Si des manœuvres sont opérées sur ces paramètres clés — prix de l’énergie, volume d’approvisionnement énergétique — les répercussions sur les économies européennes pourraient être colossales. Une augmentation des coûts de l’énergie se répercuterait directement sur les coûts de production, affectant ainsi les prix des biens et services, tandis qu’une diminution de l’approvisionnement énergétique, et donc une réduction du parc de machines en service, entraînerait des baisses de productivité. De tels évènements pourraient impacter lourdement une économie nationale dans son ensemble, freinant l’investissement, l’innovation et limitant l’accès aux technologies de pointe, essentielles au maintien de la compétitivité de l’Europe sur la scène mondiale.
D’un point de vue social, une telle situation pourrait remettre en question les acquis sociaux mentionnés précédemment. La diminution des ressources disponibles pourrait forcer les gouvernements à reconsidérer le financement des retraites, de l’éducation, et d’autres services publics, potentiellement en réduisant ces avantages ou en augmentant les impôts pour maintenir leur niveau actuel.
Cela pourrait également avoir un impact significatif sur la politique européenne, en forçant les nations à repenser leurs stratégies énergétiques, leurs relations commerciales et leurs politiques environnementales. La nécessité d’une transition vers des sources d’énergie renouvelables et plus durables pourrait s’accélérer, mais avec des défis importants en termes de coûts et de mise en œuvre, mais surtout en termes de gestion des dépendances. Ainsi, la manipulation de ces paramètres énergétiques et économiques pourrait redéfinir l’équilibre économique, social et politique non seulement en Europe, mais aussi à l’échelle mondiale.
Luca Delcamp
Pour aller plus loin :
La seconde partie de cette analyse paraîtra… l’année prochaine ! L’hyperdépendance énergétique de l’Europe requiert donc un examen attentif des possibilités de déstabilisations, de manipulations voire de contrôle partiel des économies européennes pour les fournisseurs d’hydrocarbures, au travers de deux leviers, les volumes et les prix.