La fraise : quand la recherche agronomique mute en guerre économique 

L’aspect sucré et aromatique de la fraise ne laisserait pas pressentir la rude rivalité entre les acteurs de la filière. Pourtant, ce petit fruit rouge est au cœur d’une véritable guerre d’innovation, économique et informationnelle. La France saura-t-elle tirer son épingle du jeu ? 

De l’éprouvette au champs : le succès de la Gariguette

En 1976, l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), aujourd’hui INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement), avait mis au point une variété de fraise révolutionnaire pour l’époque : la Gariguette. Par rapport aux autres variétés, la Gariguette présentait l’avantage d’avoir des récoltes plus précoces, ce qui permettait de commercialiser des fruits un ou deux mois de plus dans l’année. Cette innovation agronomique française a très rapidement séduit les consommateurs puisqu’elle représente, encore aujourd’hui, plus de 44% de la production française. Elle est protégée par un label rouge, ce qui fait qu’elle n’est produite qu’en France.

Dans l’Hexagone, la culture de ce petit fruit a permis à quelques régions françaises de se spécialiser. La majeure partie de la production se situe donc aujourd’hui en Bretagne, dans le Sud-Ouest et dans les alentours de Nîmes. Aujourd’hui, les productions de fraises françaises sont orientées sur un marché haut de gamme. Dans beaucoup d’autres filières de ce type, comme celle des vins ou des fromages, les produits vendus sont souvent commercialisés sous le nom d’un label de qualité (AOP, AOC, IGP…). Seulement, la filière de ce fruit rouge accuse d’un retard en la matière. Deux labels de qualité existent : un dans le Périgord et l’autre à Nîmes. Mais rien ne protège les productions françaises qui tentent depuis quelques années de créer une zone de production protégée. C’est le cas de la fraise de Plougastel, qui après de nombreux abus, cherche aujourd’hui à protéger sa production.

Le choix du haut de gamme, une stratégie aux résultats contrastés

Depuis les années 80, la production française est concurrencée par celles des pays du Sud, dont la France importe beaucoup aujourd’hui. Elle produit 60 000 tonnes pour une consommation annuelle de 130 000 tonnes. Ceci s’explique par l’entrée dans l’Union Européenne de pays plus ensoleillés et au coût de main-d’œuvre inférieur. La France ne s’est pas non plus saisie des nouvelles variétés, qui présentent toutefois des rendements nettement meilleurs que la Gariguette. Les fraises françaises sont commercialisées en moyenne à 3,14 euros du kilo, contre 2,05 euros pour les espagnoles.

La culture haut de gamme de fraise nécessite aussi plus de main-d’œuvre qu’une culture mécanisée. Mais la filière a de vraies difficultés pour trouver des saisonniers lors des récoltes. La situation est parfois si critique que certains producteurs en viennent à laisser pourrir sur pied leur production.

En se plaçant sur un marché haut de gamme, le France ne peut satisfaire la demande que d’une partie très privilégiée de la population. La récente hausse des coûts de la vie en Europe conduit dès lors les consommateurs à revoir leurs exigences alimentaires à la baisse. Cette tendance a été observée sur le bio, et pourrait aussi s’étendre au marché des fraises. Ceci est d’autant plus probable qu’ils ont davantage une fonction d’aliment plaisir que l’aliment nutritif. Associée à une forte hausse des coûts de l’énergie et de production, une baisse de la consommation de fraises françaises pourrait mettre la filière en très grande difficulté. Ce phénomène pourrait en plus être amplifié par la montée en puissance agronomique et commerciale de nouveaux acteurs, et notamment de l’Espagne.

Guerre des coûts et de l’innovation 

Ces dernières années, l’Espagne s’est très largement imposée dans le secteur de la fraise. La création en 1999 de la fresas nuevos materiales (FNM), une entreprise privée spécialisée dans la recherche agronomique variétale du fruit, confère à l’Espagne un avantage de taille pour garantir la compétitivité de sa filière sur le marché européen. En effet, la majorité des fraisiers plantés aujourd’hui en Espagne sont issus des variétés produites par la FNM : Candy, Primoris, Rosiera…

Ces innovations ont permis de créer des fraises qui demandent moins d’eau, moins de main-d’œuvre et offrent des rendements plus importants. Ces nouvelles variétés permettent aussi d’avoir des récoltes précoces dans la saison, et donc de bénéficier d’une situation de monopole sur le marché européen, le temps que les autres pays producteurs, plus au nord, commercialisent leurs récoltes. Associé aux variétés adaptées, le fort ensoleillement de l’Espagne dès le début du printemps permet de commercialiser des fraises dès le mois de mars, là où les pays plus au nord de l’Europe doivent attendre quelques semaines voire mois supplémentaires.

Du fait d’un climat favorable, une recherche agronomique bien portante et des coûts de main-d’œuvre les plus faibles d’Europe de l’Ouest, l’Espagne bénéficie d’un triple avantage compétitif pour se démarquer de la concurrence européenne. Cela lui permet entre autres de couvrir un marché entrée et cœur de gamme, et d’être aujourd’hui le premier producteur européen et fournisseur mondial. 350 000 tonnes sont en moyenne produites annuellement, dont 287 000 sont destinées à l’export.

D’autres pays, comme la Belgique et les Pays-Bas, parviennent eux aussi à tirer leur épingle du jeu sur ce marché très compétitif. Ils ont notamment spécialisé leur production sur la variété Elsanta. Producteurs sur de l’entrée de gamme, ils bénéficient de la proximité avec l’Allemagne pour écouler leur production en minimisant les frais logistiques et de transport par rapport à l’Espagne.

Une tentative de déstabilisation informationnelle de la filière espagnole

L’eau est indispensable à la culture des fraises, d’autant plus quand la culture est hors-sol. Pourtant, les récentes sécheresses qu’a connues l’Espagne ont posé la question de la viabilité des filières et de leur cohérence environnementale. Ce phénomène a été amplifié par l’usage intensif, et parfois excessif des cultures sous serres de fruits en Espagne, qui représentent 96 % de la production. En effet, la péninsule ibérique joue bien souvent avec la limite des seuils européens, là où d’autres pays ont des législations beaucoup plus strictes sur l’utilisation de l’eau et des pesticides.

De ce constat, de nombreux pays d’Europe du Nord ont appelé en 2023 à ne pas acheter de fruits espagnols. Cette tentative de déstabilisation a notamment été portée par l’ONG allemande Campact, engagée en faveur de l’environnement et d’une politique plus progressiste. L’association dénonce en grande partie l’irrigation des cultures de fruits à partir de forages illégaux en plein période de sécheresse. Cette campagne de déstabilisation a fait craindre aux Espagnols un boycott de leur production par les grandes surfaces (notamment Lidl et Edeka). Mais dans les faits, cette déstabilisation n’a pas empêché les Espagnols d’écouler leurs productions.

La France n’a pas souhaité prendre position dans le débat du boycott sur les fruits espagnols. Cela pourrait s’expliquer de deux manières. Tout comme l’Espagne, la France a été confrontée à des sécheresses en 2023. Le Gouvernement n’a peut-être pas souhaité entretenir la polémique européenne de peur de souffler sur les braises encore chaudes des questions de l’irrigation agricole et des méga bassines. Une autre explication serait due au fait que la production de fraises françaises à chuté de 5 points en 2023 par rapport à 2022. Le boycott des productions espagnoles pourrait ainsi sembler contradictoire par rapport à l’augmentation de nos dépendances aux importations de fraises.

Etienne Lombardot

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