En 1871, émerge l’Empire allemand, fruit de l’unité prussienne et de triomphes militaires. Moins d’un demi-siècle plus tard, cet empire est déjà en mesure de défier la suprématie britannique. Quelles sont les dynamiques économiques ayant permis l’incontestable développement de la puissance allemande au temps du IIème Reich ?
L’hégémonie économique continentale
La stratégie économique allemande sur le continent européen, et en particulier dans ses rapports de force avec la France, illustre la dominance et la perspicacité commerciale du IIème Reich à l’aube de la Première Guerre mondiale. On assiste alors à un véritable « siège économique » allemand, où la France peine à trouver des solutions efficaces. Ainsi, lorsque la France augmente les tarifs douaniers en 1892, les industriels d’outre-Rhin se mettent à créer des filiales discrètes en France. Ces entités, variant de petites unités de fabrication à de simples dépôts-vente, ont permis à l’Allemagne de contourner efficacement les barrières douanières, d’accaparer d’importantes parts de marché et d’augmenter significativement ses importations en France — de 43 % entre 1898 et 1905, puis de 38 % entre 1905 et 1909 —, positionnant ainsi Berlin comme le troisième fournisseur de Paris. À partir de 1912, c’est même l’Action française qui se charge d’une série d’articles pour dénoncer le camouflage des entreprises allemandes. Effectivement, celles-ci n’apparaissaient pas sous leur vraie nationalité et préféraient se présenter sous des appellations très floues, voire mensongères, comme « Société française de… ».
Au final, dans des secteurs clés tels que l’automobile, l’électricité, les chaudières et le textile, la stratégie d’implantation locale s’est avérée fructueuse. Elle se révélera de manière la plus flagrante lors des séquestres des biens industriels allemands par les Français au début de la Grande Guerre. Plus frappant encore, on peut noter l’acquisition par les Allemands de plus de 17 000 hectares de bassins miniers français avant 1910 (soit un cinquième de l’ensemble des gisements exploités à l’époque en France). En 1914, Henri Andrillon s’est d’ailleurs insurgé contre cette invasion économique allemande, pointant du doigt la concurrence allemande dans des secteurs aussi divers que les céramiques, la chimie, la pharmacie et même le transport maritime à partir de Cherbourg. Le commandant Andrillon a également exprimé son indignation face à la pénétration des industriels allemands dans des domaines stratégiques tels que la fabrication des poudres de guerre, soulignant les risques posés par une usine allemande près de Landerneau, dirigée par un officier de réserve de l’armée allemande. Cette dynamique « d’invasion économique » reflète la vision de Bismarck qui, après la victoire militaire à Sedan, envisageait de remporter un « Sedan commercial » contre la France, consolidant ainsi la suprématie économique de l’Allemagne en Europe.
Sur le reste du continent, on peut noter que l’ambition de l’Allemagne s’est matérialisée par l’utilisation stratégique des communautés d’émigrés allemands (Allemands du Banat, Germano-Baltes, Saxons de Transylvanie, …). Ces derniers ont joué un rôle clé dans la défense des intérêts économiques de l’Allemagne, soutenus par un code de la nationalité facilitant leur engagement envers le « Vaterland » (la Patrie). Ce modèle de coopération trouve ses racines dans l’héritage marchand de la ligue hanséatique, avec les milliers de sociétés de commerce allemandes établies dans les ports de la Baltique. L’Allemagne a alors manœuvré pour manipuler les tarifs des sociétés de transport et monopoliser les circuits de distribution, particulièrement dans les zones d’expatriation, afin de briser la concurrence.
Vers une conquête économique à l’international
Sur le plan international, la stratégie du IIème Reich visait à contester la suprématie économique britannique, notamment en Asie et dans l’Empire britannique (en particulier en Inde). En investissant dans une flotte marchande moderne, l’Allemagne a réduit sa dépendance vis-à-vis des navires britanniques et contourné les routes commerciales sous contrôle britannique, transportant ses marchandises vers des marchés éloignés. Cette stratégie était par ailleurs complétée par la création de la Deutscher Flottenverein (Ligue navale) en 1898 par Alfred von Tirpitz, visant à former un groupe d’intérêt pour soutenir l’expansion de la Marine impériale allemande. L’objectif était également de développer la pression populaire sur le parlement allemand pour qu’il approuve les lois sur la flotte de 1898 et 1900, ainsi que les dépenses afférentes. Cela démontre la prise de conscience par les dirigeants allemands de l’importance vitale de contrôler « l’espace fluide » pour rivaliser avec la thalassocratie britannique et son empire maritime. Pour éviter les droits de douane élevés et les restrictions, l’Allemagne a utilisé des ports neutres pour le transbordement, facilitant ainsi l’entrée de ses produits dans les territoires ciblés à moindre coût. Des réseaux de distribution et de vente sophistiqués ont également été établis, notamment par l’utilisation accrue des consuls allemands (souvent d’anciens hommes d’affaires), permettant une adaptation aux besoins locaux et renforçant la compétitivité des produits allemands. Cette approche a sérieusement défié l’influence britannique en Asie, prouvant l’efficacité d’une stratégie économique bien coordonnée et innovante pour redéfinir les équilibres commerciaux mondiaux.
En complément de la stratégie de transbordement et de l’expansion navale, l’Allemagne du IIème Reich a également poursuivi une politique active de diplomatie économique, caractérisée par la multiplication des traités commerciaux avec plusieurs États clés tels que l’Égypte, le Japon, la Russie, et même l’Angleterre. Parallèlement, l’Allemagne a connu une augmentation significative de ses importations vers des marchés en dehors de l’Europe, notamment le Brésil, les États-Unis, et le Transvaal. Cette expansion reflétait l’ambition allemande de diversifier ses partenariats économiques et de réduire sa dépendance vis-à-vis des marchés traditionnels européens. En se tournant vers le Brésil et les États-Unis, l’Allemagne cherchait à exploiter le potentiel de ces économies en croissance rapide, tandis que le Transvaal, avec ses riches ressources minières, représentait une opportunité pour sécuriser des matières premières précieuses. Cette stratégie globale, combinant diplomatie économique et accès élargi aux marchés internationaux, complétait efficacement les efforts de l’Allemagne pour renforcer sa position comme puissance économique mondiale. En établissant des relations commerciales diversifiées et en augmentant ses importations depuis des régions stratégiques, l’Allemagne du IIème Reich a non seulement contourné le contrôle économique britannique mais a également posé les bases d’un réseau commercial mondial qui soutiendrait son développement industriel et sa croissance économique.
La stratégie d’influence allemande : l’exemple de l’Empire Ottoman
L’action allemande dans l’Empire ottoman a été caractérisée par une approche sophistiquée de la diplomatie et de l’influence, s’appuyant sur le pouvoir des médias et des correspondants étrangers pour façonner l’opinion publique et les perceptions politiques. Otto Hammann et la politique de presse du ministère des Affaires étrangères ont joué un rôle crucial dans la gestion de l’image de l’Allemagne et dans l’exercice d’une influence politique à travers le reportage médiatique. Les correspondants allemands dans l’Empire ottoman, tels que Arthur von Huhn et Heinrich von Tyszka, ont eu un impact significatif en rapportant des perspectives qui favorisaient les intérêts allemands ou en critiquant les efforts de guerre russes, montrant une préférence pour les Ottomans. La présence et l’activité diplomatique allemande dans l’Empire ottoman ont été marquées par des efforts pour briser les monopoles télégraphiques et contrôler le flux d’informations, illustrant l’importance de la communication et de l’information dans la conduite de la diplomatie et de la politique étrangère. L’Allemagne a également tenté de manipuler l’opinion publique à travers des paiements à des journalistes et des campagnes de presse pour promouvoir une image favorable de ses actions et intérêts dans l’Empire ottoman, tout en contrecarrant les récits négatifs ou concurrents. Les relations entre l’Allemagne et l’Empire ottoman, ainsi que l’utilisation stratégique de l’information et de la presse, ont démontré une approche complexe et calculée de la politique étrangère allemande, visant à renforcer son influence et sa présence dans la région, tout en naviguant dans le paysage médiatique international en constante évolution .
Avec l’arrivée sur le trône de Guillaume II, en 1888, « l’amitié » germano-ottomane prend une autre dimension. Le Kaiser fait de l’empire oriental l’instrument privilégié de sa politique expansionniste (« Weltpolitik »). La coopération militaire s’intensifie : des dizaines d’officiers allemands arrivent dans le Bosphore pour instruire et organiser l’armée ottomane, sous l’autorité, jusqu’en 1895, du maréchal prussien Colmar von der Goltz, alias Goltz Pacha. L’Allemagne en profite pour offrir des contrats juteux à sa puissante industrie d’armement : des canons Krupp et des centaines de milliers de fusils Mauser affluent dans l’empire, au détriment des traditionnels fournisseurs anglais et français. Un arsenal utilisé par les Ottomans contre la Grèce, en 1897, et qui leur permet de remporter une victoire. L’espoir renaît à Constantinople. Surtout que cette coopération militaire se double d’une alliance économique. Les investissements allemands représentent plus de 25 % des mises de fonds venant de l’étranger ! L’exemple le plus significatif est incontestablement le chantier stratégique du chemin de fer Berlin-Bagdad.
Une culture du renseignement économique
L’essor économique et industriel de l’Allemagne du IIème Reich ne peut être pleinement compris sans évoquer sa culture du renseignement économique, incarnée par des figures et des stratégies aussi audacieuses qu’efficaces. Alfred Krupp, surnommé le « roi du canon », a transformé l’usine Friedrich Krupp en une puissance industrielle, la Kruppsche Gussstahlfabrik, devenue aujourd’hui partie intégrante de la multinationale ThyssenKrupp AG. Sa réputation s’est construite sur des innovations telles que la production de roues monobloc pour les locomotives, mais c’est dans l’armement que Krupp a réellement dominé. Derrière cette réussite se cachait une pratique moins connue mais fondamentale : le renseignement économique. Sous le pseudonyme de « M. Schroop », le prussien a réussi à s’immiscer dans le cercle des industriels britanniques, recueillant des informations précieuses sur les procédés de production de l’acier sans éveiller le moindre soupçon. Ces « voyages d’études » en Angleterre, où il se présentait comme un simple curieux, lui ont permis d’importer en Allemagne des savoir-faire fondamentaux, propulsant ses entreprises à l’avant-garde de l’innovation. Cette stratégie n’était pas isolée. À une époque où l’Allemagne cherchait à rattraper son retard industriel sur l’Angleterre, de nombreuses entreprises allemandes ont adopté des approches similaires, quoique pas toujours avec la même discrétion que Krupp.
L’exemple de la firme Continental illustre une autre facette de cette culture du renseignement économique, avec une stratégie d’espionnage militaire. Officiellement engagée dans la création d’un guide routier, Continental envoyait en réalité ses agents explorer les régions frontalières de la France, non pas tant pour évaluer les routes que pour inspecter discrètement l’état des fortifications militaires françaises. Cette démarche témoigne d’une stratégie d’espionnage économique où la frontière entre les intérêts civils et militaires s’estompe, reflétant une coopération militaro-civile profondément ancrée dans la stratégie industrielle et économique allemande.
Jules Basset
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