L’indépendance de la Roumanie au XIXème siècle a ouvert une ère d’intense compétition. Le pays, stratégiquement situé et riche en ressources (pétrole et terres agricoles), attire l’attention des grandes puissances européennes. Ces dernières, cherchant à exploiter les opportunités, vont alors progressivement se mener une lutte acharnée sur le terrain économique.
En 1859, les principautés de Moldavie et de Valachie s’unissent, ouvrant la voie à la constitution de l’État-Nation roumain moderne. Le Royaume de Roumanie va alors devenir le théâtre d’une guerre économique entre les grandes puissances européennes, qui y voient une opportunité inédite d’étendre leur influence dans une région longtemps restée sous domination ottomane. L’enjeu est double. D’un côté, il s’agit de s’approprier des ressources vitales et de contrôler les infrastructures clés. De l’autre, il faut être en mesure d’empêcher les concurrents européens de moduler cette nouvelle région, stratégique pas bien des aspects, à leur avantage.
La nécessité de maîtriser les flux
Rapidement, le Royaume-Uni a pris une longueur d’avance en développant des infrastructures pour faciliter l’exploitation et le commerce de ces ressources. Un axe majeur de ces investissements britanniques a été la mise en place de lignes ferroviaires stratégiques et le développement portuaire, visant à lier les centres de production intérieurs aux marchés extérieurs via le Danube et la mer Noire. Par exemple, la liaison ferroviaire entre Cernavodă et Constanța, orchestrée par la « Danube and Black Sea Railway and Kustendje Harbour Company Limited », dès les années 1860, a joué un rôle pivot dans l’acheminement des exportations roumaines vers les marchés internationaux.
Outre les entreprises britanniques, plusieurs autres acteurs internationaux étaient impliqués dans le développement des infrastructures ferroviaires et portuaires en Roumanie. Parmi eux, des compagnies françaises, allemandes et hollandaises ont contribué à enrichir le réseau de transport du pays. Les entreprises françaises et allemandes, en particulier, ont pris part à la construction et à l’amélioration des chemins de fer et des installations portuaires, tandis que les investisseurs hollandais ont joué un rôle significatif dans l’expansion des capacités des docks et des entrepôts. Le développement de ces infrastructures n’a pas été sans heurts, avec des projets souvent marqués par la complexité technique et des changements fréquents parmi les entrepreneurs impliqués. Ces changements reflètent la nature dynamique et parfois précaire des investissements étrangers en Roumanie, influencés par des enjeux économiques fluctuants et des rivalités politiques.
L’enjeu de contrôler ces flux logistiques a également alimenté une rivalité marquée entre l’Autriche-Hongrie et l’Italie. La première, bénéficiant d’une présence historique en Transylvanie, a misé sur le développement de voies logistiques continentales pour connecter ses territoires à la Roumanie via le réseau ferroviaire et le Danube. En face, l’Italie, avec sa forte capacité maritime, a favorisé une route commerciale roumano-méditerranéenne, espérant diriger les flux de marchandises à travers ses ports vers l’Europe centrale. Cette dynamique a exacerbé la guerre douanière entre la Roumanie et l’Autriche-Hongrie, qui a résulté en un renforcement significatif des échanges de la Roumanie avec les nations occidentales par des routes maritimes. Cette compétition pour les voies de transport n’était pas seulement une question de commerce, mais un élément clé dans la stratégie globale des puissances pour asseoir leur influence dans une région cruciale de l’Europe.
Une lutte pour « l’or noir » roumain
Au début du XXème siècle, la Roumanie émergeait comme l’un des principaux producteurs mondiaux de pétrole, attirant des investissements de puissances telles que le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas et plus tard les États-Unis. Parmi eux, des entreprises comme la Anglo-Persian Oil Company (via la prise de contrôle de Steaua Romana, fondée par des capitaux Hongrois, en 1922), la Compagnie Française des Pétroles (futur Total), la Royal Dutch Shell, la Società Petrolifera Italo Rumena, et Standard Oil ont joué des rôles clés. À cet égard, les investissements britanniques dans les infrastructures évoquées précédemment permettaient d’acheminer le pétrole vers la mer Noire, illustrant la vision économique globale et stratégique des Britanniques en Roumanie.
En parallèle, l’importance du pétrole roumain a été magnifiée dans le contexte des ambitions de puissance de l’Allemagne dans la première partie du XXème siècle. Le pétrole, devenu une ressource vitale pour la guerre moderne, était au cœur des stratégies allemandes visant à assurer leur hégémonie sur le continent européen. L’Allemagne, désireuse de contrôler les ressources stratégiques de l’Europe centrale et orientale, a vu dans le pétrole roumain un élément essentiel pour soutenir ses efforts militaires et industriels. Après la Grande Guerre, la France a pu récupérer une part significative du pétrole contrôlé par des acteurs allemands. Néanmoins, malgré le retour d’expérience important pour l’entreprise française, elle a rencontré des difficultés dans la gestion de ces actifs en raison des défis logistiques, du nationalisme montant en Roumanie puis des effets de la crise de 1929 sur les prix du pétrole.
Finalement, l’Allemagne a récupéré sa place centrale dans le secteur pétrolier roumain, notamment grâce à une pression croissante exercée sur la Roumanie à partir de 1933. Les tactiques allemandes comprenaient des menaces économiques directes, capitalisant sur la dépendance de la Roumanie envers les exportations agricoles vers l’Allemagne. En 1935, par exemple, l’Allemagne était le principal marché pour les produits roumains, achetant 36% des exportations agricoles et 61% des matières premières du pays. Face à la possibilité d’une cessation des importations de ces produits essentiels, la Roumanie s’est trouvée contrainte de céder de plus en plus au contrôle allemand sur son industrie pétrolière. Cela a permis à l’Allemagne de renforcer son effort de guerre et de consolider sa position stratégique en Europe à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Bucarest, carrefour d’influence
Depuis le soutien de Napoléon III au milieu du XIXème siècle, la France a joué un rôle de premier plan en Roumanie. Cette présence s’est manifestée par la francophilie de nombreux dirigeants roumains et a été renforcée par des figures de militaires telles qu’Ambroise Desprès ou Henri Berthelot. Ils ont contribué à fracturer le monopole du trust allemand Krupp sur l’équipement militaire roumain, pour permettre à la France de devenir un fournisseur essentiel du pays pendant l’entre-deux guerres. Cependant, l’Allemagne a vigoureusement contesté cette influence, avec par exemple une campagne lancée en 1934 contre « l’or français » en Roumanie, cherchant à affaiblir la position française qui voulait contenir l’expansion allemande en Europe orientale. La crise économique post-1929 a exacerbé les difficultés de la Roumanie, mettant à mal la capacité de la France à soutenir économiquement son influence, rendant sa position précaire.
En face, la présence allemande s’est illustrée avec, par exemple, l’affaire Strousberg en 1868, une saga où des intérêts allemands dans le ferroviaire ont remporté des contrats de manière controversée grâce aux origines de Carol Ier. Ce dernier, d’origine prussienne, a favorisé l’influence de son pays natal, facilitant l’acquisition de contrats. On constate aussi que, lorsque les affaires se sont compliquées, une simple pression de Bismarck a suffi, en 1881, pour que la Roumanie plie. Dans les années 1930, l’Allemagne a également renforcé son emprise culturelle et politique en Roumanie, par l’intégration de 600 étudiants roumains dans les universités allemandes, financée en grande partie par le gouvernement allemand. On peut également citer la propagande auprès des minorités germanophones de Transylvanie (Saxons et Souabes), actives culturellement et politiquement.
Enfin, on peut signaler l’Italie, sous Mussolini, qui a tenté d’affirmer sa présence en Roumanie, cherchant à contrecarrer les positions françaises. Cette ambition faisait écho à des efforts plus anciens, tels que l’envoi de familles italiennes en Roumanie à la fin du XIXème siècle pour acquérir des terres et développer l’agriculture. Sous Mussolini, l’objectif était de consolider l’influence politique et économique de l’Italie en Europe centrale, en visant des secteurs-clés comme le pétrole et la sylviculture, essentiels pour l’Italie, qui manquait de ces ressources stratégiques.
La guerre dans la guerre économique
La guerre économique peut parfois s’intensifier et passer par une véritable guerre physique. Les acteurs vont alors tenter d’asphyxier leurs adversaires en leur coupant l’accès à des ressources clés, en affaiblissant leurs capacités logistiques ou même par la conquête territoriale en s’appropriant des ressources vitales et en privant l’ennemi de celles-ci. Cette dynamique était particulièrement prononcée avant l’avènement de l’arme nucléaire, qui a modifié les risques associés aux conflits directs pour des raisons économiques, mettant davantage l’accent sur les manœuvres d’influence, le droit international, et d’autres formes de guerres économiques indirectes.
Dans ce contexte, la Roumanie est devenue un enjeu vital pour plusieurs puissances. Dès le XIXème siècle, l’Empire Russe, puis plus tard l’URSS, ont utilisé des stratégies de prédation économique et territoriale. A la suite de la guerre d’indépendance de la Roumanie contre l’Empire ottoman (1877-1878), la Russie en a profité pour annexer le sud de la Bessarabie, sécurisant ainsi son accès aux bouches du Danube et à un grenier agricole important. Pour rappel, cette région européenne est riche en tchernoziom (« terres noires »), considérées comme le meilleur sol du monde pour l’agriculture. Des voies ferrées ont été rapidement construites pour relier cette région au port d’Odessa, facilitant l’exportation des céréales et du bois moldaves, et intégrant la Bessarabie à l’économie russe.
La Première et la Seconde Guerre mondiale ont également vu l’Allemagne chercher à conquérir la Roumanie pour s’assurer définitivement l’accès à ses abondantes ressources en pétrole, matières premières, et produits agricoles. Cette stratégie visait à maximiser l’autonomie économique de l’Allemagne tellurocratique pour lui permettre de contester l’hégémonie thalassocratique de l’Empire britannique. Les idées de « Lebensraum », développées par des géographes allemands comme Friedrich Ratzel et Karl Haushofer, puis par l’Allemagne hitlérienne, trouvaient ici une application concrète. Un exemple de cette politique fut la pression exercée par Berlin dans les années 1930, suivant le « Plan nouveau » de Hjalmar Schacht, pour étendre les cultures de soja en Roumanie. Celles-ci étaient essentielles pour l’industrie allemande du caoutchouc artificiel, des explosifs et d’autres produits industriels. Le soja roumain permettait alors de réduire la dépendance allemande au soja manchou, un peu plus coûteux et, surtout, dépendant des routes commerciales maritimes mondiales.
Face à la menace de l’hégémonie économique allemande en Europe, la France a activement lutté pour maintenir son influence en Roumanie. Pendant la Première Guerre mondiale, des figures comme Henri Berthelot ont joué un rôle clé, et cette lutte s’est poursuivie pendant l’entre-deux-guerres. Louis Barthou, par exemple, a tenté de consolider une architecture de sécurité en soutenant la Petite Entente et en proposant des pactes de sécurité, comme le Pacte Oriental, visant à bloquer la suprématie allemande en Europe de l’Est.
Jules Basset
Pour aller plus loin :