En pavé, en filet, fumé ou en sushis, le saumon a conquis l’assiette des Français. Pourtant, la France n’en produit presque pas… Entre les réalités de l’élevage, l’inflation, et les attentes du consommateur, la filière salmonicole invite la France à se positionner stratégiquement pour sécuriser ses approvisionnements.
Un marché dominé par une poignée d’acteurs
En apparence, le marché du saumon ne connaît pas la crise. Avec un volume d’affaires mondial de 31,8 milliards de dollars en 2023, la filière devrait atteindre les 45,7 milliards de dollars d’ici 2028. L’essentiel de la croissance se fait en Amérique du Sud, notamment dans les eaux chiliennes, alors que l’Europe conserve son statut de plus gros marché. Les chaînes de valeur de cette filière sont donc fortement intégrées à l’échelle mondiale. Certains pays ont un avantage comparatif dans la production, d’autres dans la transformation.
En 2020, la pêche représentait environ 600 000 tonnes contre 3 millions pour l’élevage. De fait, le salmonidé d’élevage représente aujourd’hui trois quarts de l’offre mondiale. Depuis une trentaine d’années, les stocks de ce poisson d’eau froide se sont raréfiés du fait de la pression de la pêche et de la modification des écosystèmes. La demande croissante a poussé de nombreux pays à investir dans des méthodes d’élevage (en mer ou hors sol) qui portent aujourd’hui une majeure partie de la croissance de l’offre. L’industrialisation de la production a conduit à privilégier une espèce : le Salmo Salar, ou Saumon d’Atlantique.
Le saumon vit et grandit dans les eaux froides et oxygénées. Le Chili, la Norvège, le Canada et l’Écosse sont, en toute logique, les principaux pays producteurs. La Norvège, grâce à ses fjords, s’est imposée comme le leader du marché avec plus de 1,5 million de tonnes à l’année (52 % du marché). Elle est suivie par l’Écosse et le Chili. Une fois pêché, le saumon peut servir dans différentes industries : il peut être transformé pour être vendu en filet (frais ou congelés), il peut aussi être fumé.
Les controverses informationnelles relatives au saumon
La production en Europe est aujourd’hui ralentie du fait des controverses environnementales et fiscales associées à la filière. En revanche, le Chili compte bien se soustraire de tous les débats européens pour poursuivre sa croissance fulgurante et gagner des parts de marché. Depuis 2016, le pays d’Amérique du Sud voit sa production augmenter avec une croissance à deux chiffres chaque année. Santiago n’hésite pas à détruire des écosystèmes entiers pour maintenir le rythme de croissance, quitte à déplacer les élevages d’année en année.
L’Europe, au contraire, adopte une vision beaucoup plus timorée de l’élevage. Bien que l’impact environnemental du saumon soit 6 fois inférieur à celui de l’élevage bovin, la filière est aujourd’hui enlisée dans de nombreux scandales environnementaux. Le fort développement de l’élevage dans les années 90 a conduit à des dérives et à des pollutions des zones d’élevages. En Norvège, les premières législations sont apparues en 2004, afin de maintenir le leadership tout en ayant une gestion durable des ressources. Par la suite, l’Union européenne, le Canada et les États-Unis ont aussi pris des mesures pour réduire l’impact environnemental de la filière. Cette incitation législative doublée d’une forte innovation dans le secteur de l’élevage n’ont pas permis de redorer l’image de la filière. Elle est encore très exposée aux critiques d’organisations non gouvernementales : une vraie bataille informationnelle est encore en train de se jouer sur ce terrain.
L’élevage du saumon est notamment controversé pour deux raisons. D’abord, pour des questions de salubrité : l’élevage induit une forte concentration de poissons dans un même espace. Plus la densité est élevée, plus le risque de maladie augmente. Pour se prémunir de ces risques, les industriels ont eu recours à l’utilisation d’antibiotiques. Désormais, ces pratiques sont fortement encadrées par les lois respectives des différents pays européens, et l’apparition de vaccins dans les années 90 a permis de réduire de 99 % l’usage d’antibiotiques. La densité et le traitement préventif entraînent une pollution des eaux, qui a souvent pour conséquence l’apparition d’algues vertes.
Ensuite, il est question de logique. En effet, le salmonidé est une espèce carnivore et a besoin de protéines animales pour se développer. Une grande partie de l’alimentation dans l’élevage provient de farines de poissons qui ont été pêchés en mer. Bien souvent, la pêche de poisson pour la transformation se tient dans des pays en développement, incarnant un désastre écologique et social pour les populations locales. La Mauritanie illustre bien la rivalité des grandes puissances pour s’accaparer les ressources halieutiques de l’Atlantique.
Une solution apportée à ces problèmes est la création de labels. Le marché du saumon se structure aujourd’hui autour différents labels, qui sont censés faire valoir l’origine et la qualité des produits. Dans les faits, la création de labels alimente une nouvelle fois les polémiques, puisque le saumon pêché en pleine mer s’avère par exemple être plus exposé à la pollution qu’un poisson d’élevage.
La course à l’innovation
Connaissant une très forte croissance, la filière a innové et a adapté ses pratiques. Aujourd’hui, un vrai enjeu se situe au niveau des méthodes d’élevage. La Norvège a longtemps joué le rôle de pionnier dans les innovations qui ont transformé fondamentalement la filière, en essayant d’associer durabilité et efficacité. Les systèmes de recirculation aquacole (RAS) ont émergé comme une solution de pointe, offrant un contrôle environnemental précis et réduisant les risques de pollution. Des progrès significatifs dans la composition de l’alimentation et la sélection génétique ont permis d’optimiser la croissance et la santé des poissons, tout en améliorant l’utilisation des ressources. La surveillance avancée des opérations, basée sur des capteurs et des analyses de données approfondies, a considérablement renforcé la gestion des fermes qui sont aujourd’hui très numérisées.
Par ailleurs, la structuration de systèmes de traçabilité avancés a renforcé la transparence dans la filière, permettant de rassurer le consommateur quant à l’origine des produits. En somme, ces avancées ont non seulement amélioré la durabilité globale de l’élevage, mais ont également répondu de manière responsable à la demande croissante de produits aquatiques.
La dépendance stratégique de la France
La France importe chaque année 246 000 tonnes de saumon, dont 75 % sont destinés aux saurisseries. L’Hexagone n’élève presque pas de salmonidés : à peine 300 tonnes sont réparties dans deux fermes en Normandie. Le projet de construction d’une ferme hors sol à Boulogne sur mer, avec une capacité de production de 9 000 tonnes annuelles devait voir le jour en 2024. Le projet a néanmoins été ralenti à cause de contestations procédurières, et de pressions écologistes. Tout compte fait, la France dépend aujourd’hui à plus de 99,9 % des importations pour satisfaire la demande du marché intérieur. La Norvège répond à 43 % des besoins, l’Écosse à 30 %. La France importe à hauteur de 8 % du saumon du Pacifique, dont la majeure partie provient d’Alaska.
L’extrême dépendance de la France est très problématique pour les acteurs de la filière, qui n’ont pas la maîtrise des cours du marché. Comme en agriculture, les conditions climatiques font que les rendements des fermes sont plus ou moins bons. S’il fait trop chaud, le risque de perte est plus élevé comme l’a montré la filière écossaise en été 2021. S’il y a de la tempête, les aquaculteurs ne peuvent pas accéder aux cages, et les chaînes d’approvisionnement sont rompues. Les éleveurs ne sont pas non plus à l’abri d’une épidémie, notamment du pou des eaux. Les rendements sont incertains, et les importateurs français n’ont aucun moyen de se prémunir face à la volatilité des prix. La filière n’a donc aucune prise et visibilité sur son avenir.
La pêche de saumon en pleine mer n’est pas une solution pour se prémunir de ces risques. Les quantités ne sont pas assurées et la diversité de tailles des poissons ne permet pas une industrialisation des processus de transformation. C’est principalement pour ces deux raisons que la filière s’approvisionne quasiment exclusivement dans les fermes d’élevage.
A cette variabilité tarifaire sur les marchés s’ajoute la possibilité de taxes imposées par les pays exportateurs. La Norvège envisage de créer une taxe sur les profits des grands groupes salmonicoles. Une telle mesure aurait pour conséquence de faire augmenter le prix sur le marché international, soutenant la dynamique inflationniste actuelle.
Un positionnement stratégique français sur le saumon fumé ?
En France, 60 % du saumon consommé est fumé. Un véritable pan de l’agroalimentaire s’est développé autour de cette demande nationale car les saurisseries françaises y répondent à plus de 60 %. Une dizaine d’industriels dominent le marché, mais il y a aussi de nombreux acteurs beaucoup plus petits, à la production artisanale qui ciblent un marché très haut de gamme.
La France produit annuellement 23 415 tonnes de saumon fumé, elle en exporte 4 000 tonnes vers l’Italie, la Belgique, l’Espagne et la Suisse principalement, et en importe 11000 tonnes. Les importations proviennent à 40 % de Pologne et à 21 % du Royaume-Uni. La Pologne est un acteur redoutable pour le développement de la filière française. La filière polonaise est très bien structurée, et solidement portée par des champions nationaux comme Suempol. La Pologne bénéficie aussi d’une main d’œuvre meilleur marché qu’en France, ce qui lui procure un avantage comparatif qui pourrait à terme concurrencer sérieusement la France.
La cyclicité de la consommation rend aussi la filière très vulnérable. Avant les fêtes, il suffit que les conditions ne soient pas bonnes au moment de relever les cages en Norvège ou en Écosse, pour que la quantité de salmonidés ne soit pas suffisante face à la demande et que les prix s’envolent. Le développement économique de la filière reste donc largement conditionné par des facteurs qu’elle ne maîtrise pas.
La filière qui compte près de 3 000 emplois et génère 776 millions de chiffre d’affaires est extrêmement dépendante d’acteurs étrangers. Les réalités de l’élevage, la complexité des chaînes d’approvisionnement et la concurrence au sein même du marché intérieur sont tout autant de défis que la filière française doit surmonter pour atténuer sa vulnérabilité. Si les prix du saumon venaient à être trop élevés, une partie de la consommation pourrait se reporter sur la truite. La très forte montée en puissance du Chili et l’évolution des modes de consommation menacent également la pérennité des activités salmonicoles du territoire..
Etienne Lombardot
Pour aller plus loin :