L’Inde renforce son rôle en Afrique, valorisant un héritage culturel et une coopération Sud-Sud. Ses investissements stratégiques et son soutien au développement local offrent une alternative aux approches plus agressives de la Chine, axées sur des investissements directs étrangers massifs.
En mai 2024, le Serum Institute of India (SII) – plus gros fabricant mondial de vaccins – lance une campagne de distribution d’un nouveau vaccin bon marché contre le paludisme en Afrique. Selon l’OMS, la maladie tue plus de 600.000 personnes chaque année, dont 95% en Afrique. Image de la coopération Inde-Afrique, cette distribution de vaccins témoigne de l’approche anthropocentrée de l’Inde sur le continent.
Approche culturelle de l’histoire des relations indo-africaines
L’Inde, par son histoire coloniale et post-coloniale, occupe une place particulière sur la scène internationale. Dès 1947, elle accède à l’indépendance, provoquée par soulèvement majoritairement pacifique et dirigé par Gandhi, juriste de formation sud-africaine (1893-1914). C’est dans le cadre de ses études qu’il développe un narratif en faveur de la diaspora indienne, de la lutte contre le racisme et de l’abolition de l’Apartheid. Encore aujourd’hui, ces principes constituent les principes fondamentaux de l’engagement indien sur la scène internationale. De cette ligne politique indépendantiste naît un nouveau mouvement, celui des non-alignés. Formé en 1961 par Nehru, Nasser, Soekarno, Tito et N’Krumah, ce mouvement prône la neutralité dans un contexte de division du monde en deux blocs et de l’établissement d’une rivalité globale entre deux modèles distincts et rivaux.
Aujourd’hui encore, ces principes servent de liant entre l’Inde et les pays avec lesquels elle établit des relations diplomatiques, économiques et culturelles, notamment en Afrique. L’océan Indien, par exemple, a toujours été le bassin d’influence de l’Inde, où cette dernière dispose d’une forte empreinte culturelle et diasporique, outils d’influence indispensables face à la présence chinoise dans la région. Cinquante ans après la conférence de Bandung de 1955, les partenaires asiatiques et africains ont réitéré leurs volontés de promouvoir leurs coopérations socio-économiques.
Cette coopération entre pays du Sud est un élément déterminant de la coopération Inde-Afrique. Cette dernière se développe toujours dans une logique post-coloniale (face aux instances internationales dominées par les pays du Nord). L’Inde et l’Afrique sont touchés par des défis et des ambitions mutuelles autour de la démographie, leurs relations avec les pays du Nord et leur développement économique. C’est dans ce contexte que l’Inde a initié les forums Inde-Afrique en 2008. Ces derniers abordent des sujets de coopérations globaux : géopolitiques, économiques et commerciales.
Soft power de l’Inde
L’empire colonial britannique laisse une forte empreinte culturelle indienne en Afrique et en Asie. Une partie de l’Afrique de l’Est et du Sud étaient des colonies britanniques. Ce qui explique la présence d’une diaspora indienne dans ces régions. Cependant, la présence indienne ne date pas de l’arrivée des Britanniques comme l’atteste le cas de Malik Ambar (XVIIème siècle), un esclave africain ayant grimpé l’échelle sociale et militaire indienne grâce à son courage et sa vision stratégique. Autre lien culturel, la population Sidi, groupe ethnique d’origine africaine est présente en Inde et au Pakistan. Cette population avoisinerait les 50 000 personnes. Ils sont majoritairement présents sur la côte ouest de l’Inde (Gujarat et Karnataka), mais également sur l’île Maurice où elle représente 50% de la population totale.
L’industrie du cinéma et de la télévision indienne sont d’autres outils de soft power. Ces dernières exercent une forte influence en Afrique. Dès les années 1950, des commerçants libanais ont importé le cinéma indien en Afrique de l’Ouest. Au Nigéria, la chaîne satellitaire ZEE-TV était exclusivement dédiée aux films de Bollywood. Autre domaine, l’éducation, l’Inde est une destination de choix pour les Africains qui cherchent une formation anglophone à moindre coût, notamment dans le secteur informatique.
Similitudes de développement et liens diplomatiques forts
Le secteur privé est un vecteur majeur de l’Inde qui n’est pas doté à l’inverse de son concurrent chinois de directive économique gouvernementale. Ce dernier véhicule une image positive de l’Inde. La Confédération de l’Industrie Indienne (CII) et la Banque d’Export Indienne (Exim) organisent chaque année une réunion bilatérale pour le partenariat Inde / Afrique (50% des financements internationaux de l’EXIM vont en Afrique). La situation topographique et climatique de l’Inde et l’Afrique étant souvent similaire, les Indiens ont une meilleure compréhension des enjeux et des situations. Il est aussi mis en avant leur proximité dans leur développement. Les entreprises indiennes s’appuient sur trois piliers : abordable, adaptable et pertinente.
Entre 1960 et 2024, les premiers ministres indiens se sont rendus 76 fois en Afrique. Entre 2015 et 2022, New Dehli a reçu 100 dirigeants africains, tandis que chaque pays africain a reçu un ministre indien. L’Inde permet de resserrer ses liens grâce à l’India International Institute of Democracy and Election Management, qui forme des centaines d’acteurs asiatiques et africains dans de nombreux domaines autour du management des élections.
Grâce au lobbying indien, l’Union africaine a été incluse comme membre à part entière du G-20 lors du sommet de New Delhi en septembre 2023. Le Premier Ministre indien Narendra Modi avait alors déclaré : « Lorsque nous utilisons le terme « Sud global », il ne s’agit pas seulement d’un terme diplomatique. Dans notre histoire commune, nous nous sommes opposés ensemble au colonialisme et à l’apartheid. C’est sur le sol africain que le Mahatma Gandhi a utilisé des méthodes puissantes de non-violence et de résistance pacifique. C’est sur cette base historique solide que nous façonnons nos relations modernes ».
Proximité économique marquée
Le dernier « Sommet de la voix du Sud », en janvier 2023 a réuni 47 pays africains. En juin 2023, le secteur privé et public africain et indien se sont réunis à New Dehli pour le 18ème conclave Inde-Afrique organisé par l’EXIM. En 2023, les échanges entre l’Inde et l’Afrique ont représenté 103 milliards de dollars, devenant le troisième partenaire de l’Afrique derrière l’Union Européenne et la Chine. L’Inde est le premier fournisseur de médicaments et de deux roues en Afrique. Par ailleurs, ses exportations de carburants vers l’Afrique ont explosé ces dernières années, bien qu’elles soient à relativiser avec le début de la guerre en Ukraine et la place de la Russie dans la géopolitique africaine. Deuxième créancier en Afrique, l’Inde est très présente avec des partenariats publics-privés solides et des garanties contre le surendettement.
L’Inde est par ailleurs membre de la Banque Africaine de Développement depuis 1983. Les investissements de l’Inde en Afrique s’élèvent à 70 milliards de dollars, la Confédération de l’Industrie indienne souhaite porter à 150 milliards de dollars d’ici 2030. En juillet 2018, le premier ministre Modi fait un discours devant le Parlement ougandais, présentant les 10 points de Kampala : « L’Afrique sera au cœur de nos priorités. Nous continuerons à intensifier et à approfondir notre engagement envers l’Afrique. Comme nous l’avons montré, elle sera soutenue et régulière. […] Notre partenariat de développement sera guidé par vos priorités [africaines]. Nous renforcerons autant que possible les capacités locales et créerons autant d’opportunités locales que possible. Ce sera à des conditions qui vous conviendront, qui libéreront votre potentiel et ne limiteront pas votre avenir ».
Ce discours est un socle essentiel sur lequel se fondent les relations économiques entre l’Inde et l’Afrique.
Développement économique local et indépendant du gouvernement, fondé sur la diaspora indienne
En cinq ans, la proportion d’investissement en Afrique a drastiquement augmenté. Sur la période 2013-2018, l’Afrique n’était que la cinquième cible d’investissement des entreprises indiennes. En revanche, sur la période 2018-2023, le continent africain est devenu la première zone régionale d’investissement indien dans le monde. Ce changement de dynamique souligne le rapprochement de ces deux zones géographiques qui se connectent pour échanger et créer une dynamique forte de développement en Afrique. Comme il a été exposé, la proximité culturelle que ces deux zones géographiques a facilité ce processus d’échange entre les populations de ces deux pays.
Le gouvernement indien semble adopter une vision plus locale de ses implantations diasporiques en Afrique, en témoigne l’accord bilatéral de libre-échange économique signé en 2021 entre l’Inde et Maurice, dont la population est composée à 68% d’indo-mauriciens. Cette entente entre les deux pays reflète l’importance stratégique de Maurice, véritable porte d’entrée en Afrique pour l’Inde. Du fait de la grande diaspora indienne présente en Afrique – 3 millions d’indiens – la stratégie adoptée est le développement des PME indiennes sur le continent africain. Les discussions lors de voyages gouvernementaux sont maintenant orientées pour faciliter le développement de ces PME, implantées dans le maillage économique local africain. Elles sont dirigées par les descendants d’Indiens immigrés, parfaitement intégrés aux sociétés dans lesquelles ils vivent, particulièrement en Afrique du Sud, au Ghana ou en en Afrique de l’Est.
La division stricte du secteur public et privé dans les entreprises en Inde montre deux choses. Premièrement, la volonté d’investir en Inde des entreprises privées n’est pas insufflée par le gouvernement indien, puisque les entreprises indiennes sont autonomes et ne suivent pas un plan stratégique gouvernemental d’investissements. Ces entreprises n’ont pas accès aux aides publiques, à l’inverse de ses concurrentes chinoises qui bénéficient de l’aide étatique. Deuxièmement, la division stricte entre secteur public et privé indien n’exclut pas une certaine collaboration entre eux. Le développement de l’Inde en Afrique est majoritairement privé face aux entreprises chinoises, qui bénéficient d’accords politiques et commerciaux intergouvernementaux.
Modèles indiens et chinois : cas du Nigeria
En fin d’année 2023, le président Modi a promis d’investir près de 14 milliards de dollars au Nigéria. À titre d’exemple, l’entreprise Jindal Steel and Power s’est engagée à injecter 3 milliards de dollars dans le secteur de la sidérurgie. Depuis janvier 2024, ce sont déjà près de 7 milliards de dollars qui ont été investis sur l’ensemble du pays. Selon les représentants indiens au Nigéria, 150 entreprises indiennes sont présentes dans le pays, et ont investi environ 27 milliards de dollars, principalement dans le secteur manufacturier. Ces investissements sont facilités par la promotion d’une coopération avec les populations locales, notamment via la création d’emplois au travers de leur PME.
Alors que les Chinois investissent massivement dans les secteurs stratégiques nigérians (dans une logique traditionnelle), les Indiens suivent une politique d’investissement plus laxiste, notamment dans les clauses de prêts financiers. En témoignent les 1,67 milliards d’euros d’investissements chinois financiers (matériels et humains) dans le port d’Abidjan : la part des emplois à destination des locaux n’a été que très marginale avec des clauses financières particulièrement strictes.
Ainsi, l’Inde et la Chine ont adopté des stratégies d’implantation et d’investissement en Afrique particulièrement divergentes, voire opposées. Alors que l’une se concentre davantage sur des IDE massifs vers les secteurs et investissements stratégiques, l’autre s’appuie sur les populations locales et un cadre plus informel pour asseoir son influence.
Stanislas Légal et Ulysse Ribon
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