Ressources : quel niveau d’interventionnisme de l’Etat pour optimiser sa souveraineté économique ?

Exporter une matière première brute ne permet ni la construction sociale et technique d’un Etat, ni l’optimisation de la productivité des acteurs économiques. C’est pourquoi les mesures économiques protectionnistes mises en place par les gouvernements sud-américains sur les matières premières au XXe siècle ne seront pas suffisantes pour garantir la souveraineté économique des Etats. Du droit de propriété au droit d’exploitation, quel niveau d’interventionnisme de l’Etat dans la gestion de ses matières naturelles permettrait d’optimiser sa souveraineté économique ? Retour sur les différentes politiques économiques des gouvernements sud-américains concernant leurs ressources énergétiques et minières, avant l’analyse de deux extrêmes : l’économie historiquement populaire de la Bolivie fondée sur la nationalisation des ressources naturelles, à l’opposé du Chili, véritable pays rentier laboratoire du néolibéralisme économique.

Volonté d’indépendance à l’origine de mesures protectionnistes

En 1890, la découverte de pétrole, de gaz naturel et de minerais modifie profondément l’économie de l’Amérique latine, qui tente de se prémunir d’un nouveau pillage des Occidentaux grâce à la mise en place de mesures de sécurité économiques par les différents gouvernements. Une volonté commune de nationaliser les matières naturelles afin d’optimiser le profit de l’Etat se répand dans les années 1930, largement poussée par des mouvements sociaux.

Si les Etats ont assez rapidement nationalisé les matières premières grâce au droit de propriété, ils n’ont pas attendu le développement de l’industrie nationale pour s’ouvrir au commerce international et exporter des ressources. Ce sont bien les capitaux étrangers qui ont permis le développement d’entreprises privées, qui ensuite seulement ont été nationalisées avec le droit d’exploitation. Les économies rentières sud-américaines restent très vulnérables, trop dépendantes du cours des matières naturelles et de la demande mondiale à cause d’une industrie nationale trop faible, dont le développement n’a pas été protégé par du protectionnisme raisonné. Les ressources ne sont pas pleinement intégrées dans le secteur économique.

Nécessité d’ouverture aux investissements étrangers face aux crises

Les crises pétrolières de 1973 et 1979 affectent le cours des matières premières et affaiblissent les économies pétrolières. La plupart des États sud-américains favorisent les investissements étrangers jusqu’alors très contraints, et libéralisent progressivement les entreprises pétrolières nationales.

L’idée que la souveraineté économique des États passe par une nationalisation des hydrocarbures s’estompe ainsi dans les années 1980. Afin de garantir l’indépendance et la souveraineté de la nation, les gouvernements doivent continuer d’assurer le développement du secteur des ressources naturelles, jugé stratégique. Les financements étatiques ne sont plus suffisants, c’est le début d’une privatisation massive du secteur. L’Amérique latine est vue comme un immense réservoir de matières premières convoité par le monde entier, et tout particulièrement les États-Unis à cette période. L’impérialisme américain cible la région, afin de conserver les intérêts économiques des entreprises états-uniennes. Alors que les investissements dans le secteur minier augmentent de 90% à l’international entre 1990 et 1997, ils explosent de 400% en Amérique latine. Le modèle d’économie rentière de l’Amérique du Sud engendre une dépendance envers les pays investisseurs, de fortes inégalités sur le territoire et conduit même au pouvoir des régimes autoritaires soutenus par les intérêts étrangers.

Gestion des ressources : antagonisme bolivien et chilien

En 2022, le président déchu Evo Morales pointe du doigt le rôle des Occidentaux dans le coup d’état pour conserver leurs avantages économiques : « Je rappelle que notre modèle économique a permis une croissance et une réduction de la pauvreté qui sont historiques. Il s’est fondé sur la nationalisation des ressources naturelles. Durant les treize années où j’ai gouverné, la Bolivie a pris la tête des États latino-américains en termes de croissance. La nationalisation nous a permis de progresser dans le processus d’industrialisation, mais les États occidentaux ne souhaitent pas que l’Amérique latine s’industrialise. Ils veulent qu’elle continue à leur vendre des matières premières. Quant aux États occidentaux, nous savons aujourd’hui que l’Union européenne – la Commission, pas le Parlement – a pris part au coup d’État. Nous savons également que l’Angleterre a financé le coup d’État ».

A l’inverse de la Bolivie, l’ouverture commerciale et l’interventionnisme minimal de l’État chilien maintiennent une bonne économie du pays, qui n’est pas touchée par la dette. Le modèle économique chilien après la dictature de Pinochet conserve les mêmes fondements : la réduction de l’Etat dans l’économie, la suprématie du secteur privé dans la production de biens et services et l’exportation comme moteur de la croissance. L’élite politique et économique continue de privilégier la croissance économique au prix de fortes inégalités, engendrant une ségrégation économique forte de la population jusqu’à l’explosion sociale en octobre 2019.

Finalement, si des grandes tendances ont guidé les Etats sud-américains à nationaliser leurs matières premières puis les industries du début des exploitations aux années 1950, une vague générale de privatisation a touché le secteur des ressources énergétiques et minières dans les années 1980. L’Amérique du Sud est globalement composée de pays riches gouvernés par des Etats pauvres. Les gouvernements ayant opté pour une économie sociale, tels que la Bolivie, ont connu un développement beaucoup moins exponentiel que le Chili, qui a privilégié pendant des décennies une élite économique et politique au détriment de toute une population. Les mesures de protectionnisme économique mises en place sur les ressources n’ont malgré tout pas permis d’atteindre une souveraineté économique des Etats, faute d’industrialisation complète et compétitive. Dès lors l’Amérique du Sud est restée dépendante des capitaux étrangers répondant aux intérêts économiques des pays développés, qui puisent à leur profit depuis des siècles dans ce réservoir naturel de matières premières.

Agathe Bodelot

 

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