La France est le 6ème exportateur agricole mondial, les Pays-Bas le 2ème. Comment s’explique une telle différence ? Défendre l’agriculture française ne se limite pas à soutenir la production, il faut aussi redonner à la logistique agricole une véritable compétitivité opérationnelle et financière.
Maillon essentiel des chaînes de valeur agricoles, la logistique joue un rôle primordial dans le transport, le stockage et la distribution des produits agricoles. En France, la logistique compte pour 10 % du PIB et 1,8 millions d’emplois. 33 % des flux logistiques français concernent des produits agricoles ou agro-alimentaires. Elle garantit la qualité, la traçabilité et la disponibilité des produits sur les marchés. Toutefois, la France a beau être la première puissance de l’Union européenne, le manque de vision et de stratégie logistique nuit à la compétitivité de l’agriculture française dans le marché européen. Défendre l’agriculture et la souveraineté alimentaire française implique aussi de consolider et de rendre la logistique plus résiliente et compétitive dans un contexte de dérèglement climatique, d’instabilité géopolitique et d’innovations technologiques.
Le déclassement agricole français par des puissances logistiques européennes
Depuis une vingtaine d’années, la France connaît un effritement de sa souveraineté agricole et agro-alimentaire. En matière de production, la France était exportatrice nette de produits agricoles au niveau européen en 2004. Elle est désormais importatrice nette. Ceci s’explique en partie par le fait que les pays d’Europe de l’Est ont des systèmes agricoles beaucoup plus compétitifs que les systèmes français. La France a alors délaissé sa production cœur de gamme au profit du haut de gamme. Mais avec la succession de crises et l’inflation, beaucoup de Français sont contraints d’acheter une alimentation étrangère meilleur marché.
Toutefois, les échanges commerciaux entre la France et des pays tiers ont augmenté drastiquement ces dernières décennies. Ceci s’explique par la superposition de trois phénomènes. D’abord, avant le Brexit, les produits agricoles exportés au Royaume-Uni (6 milliards d’euros par an en moyenne) étaient inclus dans la balance commerciale vis-à-vis de l’UE. Désormais, ils relèvent des exportations vers des pays tiers, ce qui a inversé les dynamiques d’exportations. Ensuite, les exportations passent majoritairement par des ports français tandis que les importations arrivent dans des ports d’Europe du Nord avant d’être réexportées en France. Statistiquement, cela contribue à faire croître la balance commerciale de la France vis-à-vis des pays tiers, et à creuser le déficit vis-à-vis des pays de l’UE car les importations provenant d’un pays de transit sont comptabilisées comme provenant totalement de ce pays. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que les Pays-Bas sont devenus une des principales puissances exportatrices et importatrices agricoles grâce à leur hub logistique. Enfin, l’érosion de la balance commerciale française s’explique par un déficit de compétitivité opérationnelle (et financière pour certains ports comme Marseille). En effet, les prix de débarquement au Havre ou à Rotterdam sont à peu de choses les mêmes. Seulement, sur l’opérationnalité, les Pays-Bas avec Rotterdam, la Belgique avec Anvers ou l’Allemagne avec Hambourg, ont construit une véritable intermodalité. L’ensemble des acteurs des chaînes de valeurs sont implantés localement pour optimiser tous les coûts opérationnels de stockage, de transformation et de distribution. Ils rendent le transport de produits agricoles plus efficace, rapide et durable. Le port de Rotterdam, le plus grand port d’Europe, joue par exemple un rôle central dans cette dynamique en facilitant l’exportation rapide de produits frais vers les marchés internationaux. La France, avec ses ports de Marseille et du Havre, ne parvient pas à atteindre le même niveau d’efficacité, en partie à cause de la fragmentation logistique et du manque d’investissements cohérents dans les infrastructures logistiques.
Ainsi, les interfaces françaises accusent plusieurs déficits de compétitivité. D’abord, seuls quatre ports français disposent d’une profondeur et d’infrastructures portuaires permettant d’accueillir des Panamax (vraquiers de grande taille). Ensuite, les infrastructures sont vieillissantes et souffrent d’un manque d’investissements, nuisant à la compétitivité logistique. Enfin, les hinterlands en France sont profonds et pas toujours optimisés. Par exemple, les silos sont positionnés à l’intérieur des terres (Rouen, Nantes, Tonnay Charente) et réduisent de fait l’accès des navires. Tout compte fait, il est plus simple pour les régions du Nord-Est de la France d’exporter par la Belgique ou par les Pays-Bas que d’exporter par la France. Et cela se retrouve dans les statistiques :
Une perte de compétitivité opérationnelle et financière généralisée des chaînes de valeur agricoles françaises
La France est autosuffisante sur 76 % de sa production et à un taux supérieur à 100 % dans des filières essentielles comme la production de céréales ou de lait, bien qu’elle accuse d’une vraie dépendance en matière d’importations de produits transformés. Par exemple, la France est importatrice nette de beurre et de farine… Un paradoxe quand on sait qu’elle est l’un des principaux pays producteurs de lait et de blé.
Ce phénomène est révélateur d’un manque de compétitivité de la France dans la transformation alimentaire, et par extension dans la logistique agricole. En effet, si la France exporte des céréales pour qu’elles soient réduites en farine et ensuite réimportées, cela signifie qu’il est plus intéressant de transporter les matières sur des centaines voire des milliers de kilomètres pour les transformer à l’étranger, plutôt que de le faire localement. Ainsi, les pays transformateurs comme la Belgique, ont une logistique extrêmement efficace tant d’un point de vue financier que d’un point de vue opérationnel. Cette réalité est mise en évidence dans les classements de puissance logistique. Les pays du Nord (Allemagnes, Pays-Bas, Belgique…) occupent les premières places alors que la France est à la 13ème place.
La logistique agroalimentaire écartée des logiques de spécialisation
Malgré l’urgence de reconsidérer la logistique à sa juste valeur pour soutenir la souveraineté alimentaire française, aucune région de l’Hexagone ne se spécialise dans le transport et la logistique agroalimentaire. A terme, ce manque de spécialisation pourrait desservir la France face à ses concurrents européens. Parallèlement, des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas ont su développer des hubs logistiques spécialisés, intégrant l’ensemble de la chaîne de valeur, de la production à la distribution. Ces hubs attirent des investissements et facilitent les échanges commerciaux, rendant leurs produits plus compétitifs sur le marché international.
En France, l’absence de spécialisation régionale dans la logistique agroalimentaire reflète une lacune dans la stratégie nationale. Alors que certaines régions possèdent les infrastructures nécessaires, elles manquent de coordination et d’investissements spécifiques pour devenir des leaders dans ce domaine. La création de hubs logistiques agricoles pourrait permettre l’attractivité d’entreprises et d’usines agroalimentaires. Ceci permettrait de redynamiser des régions rurales et de créer des emplois localement. En effet, exception faite des vins et spiritueux, une large partie de la valeur ajoutée par la transformation des produits est faite hors de France. Repenser le système logistique et le rendre plus compétitif, dans sa globalité et au service de la souveraineté française, permettrait à terme d’attirer les investissements, de relocaliser des industries agroalimentaires et d’augmenter la valeur ajoutée créée en France d’une large partie des filières agricoles.
Par ailleurs, accroître la compétitivité des unités de transformation françaises et de toute la logistique qu’elles impliquent (collecte, stockage, transformation distribution) permettrait de mieux défendre la souveraineté alimentaire française. Ce renforcement de la compétitivité passe d’abord par une harmonisation de la législation française par rapport à la moyenne européenne. A titre d’exemple, il faut en moyenne entre 24 mois et 30 mois pour obtenir les autorisations administratives pour construire un entrepôt en France, contre 12 mois dans d’autres pays de l’UE. A cela s’ajoute la complexité de la zéro artificialisation nette : la France est le seul pays européen à être aussi exigeant dans la réglementation de l’utilisation et de l’artificialisation des sols.
S’inspirer des modèles logistiques des pays du Nord, tout en préservant les spécificités de l’agriculture française
Les chaînes logistiques agricoles diffèrent des chaînes logistiques industrielles par les réalités mêmes de l’agriculture. En France, deux contraintes sont à prendre en considération : la temporalité et la spatialité. La temporalité car l’agriculture évolue au rythme des saisons : les récoltes et le transport des matières ont lieu principalement sur la saison estivale, leur stockage, le reste de l’année. De fait, les éléments de la logistique agricole doivent être extrêmement souples et adaptables à la temporalité. Deuxièmement, la spatialité contraint la logistique agricole : ce qui coûte cher dans les flux de matière agricole, ce sont les derniers kilomètres pour relier l’exploitation agricole à un grand axe. C’est une des raisons qui permet à la France de maintenir sa compétitivité sur le blé face à la Russie. En effet, le blé français parcourt au maximum 500 km pour rejoindre une façade maritime, là où il faut compter près de 3500 km pour le blé russe.
Une troisième contrainte pourrait presque être ajoutée : la diversité des productions. En effet, elle implique la mise en place de systèmes logistiques séparés. Cela ajoute un niveau de complexité dans la gestion des chaînes de valeur alimentaire française, mais permet aussi à certains égards à la France de rayonner. Calquer les modèles de logistique agricole allemand ou néerlandais, qui sont aussi le résultat d’une agriculture intensive, n’est pas viable pour la France. Cependant, s’en inspirer afin d’augmenter la compétitivité de la logistique française permettrait de renforcer le modèle de compétitivité logistique agricole français, tout en défendant la diversité de ses productions.
Bâtir la logistique de demain grâce à une stratégie nationale qui coordonne les acteurs
Les prochaines décennies vont être marquées par deux évolutions majeures dans la logistique : la décarbonation et la montée en puissance de l’intelligence artificielle. Si la France ne parvient pas à se mettre à niveau des normes européennes en matière de transports et notamment de transport maritime, elle pourrait perdre en compétitivité dans les prochaines années. A ce titre, si les Pays-Bas ne sont pas forcément les premiers élèves en matière de lutte contre le changement climatique, ils ont néanmoins bâti une véritable stratégie de décarbonation de la logistique hollandaise à l’horizon 2040. L’objectif étant d’adapter leur système aux normes imposées par l’OMI, et de gagner des parts de marchés.
Ensuite, en matière de technologies, l’utilisation de l’intelligence artificielle pourrait rebattre la donne dans la gestion opérationnelle de la logistique. Mais pour que son implémentation soit efficace, elle nécessite une coordination de l’ensemble des acteurs de la logistique, publics et privés, ce qui est loin d’être gagné quand on constate la nucléarité et la polarisation des acteurs de la logistique française.
Ce sont deux défis qui vont s’imposer dans les prochaines années. Si la France ne s’en saisit pas pour construire une stratégie, coordonner les acteurs des chaînes de valeur, remettre en état des infrastructures, créer des écosystèmes logistiques en lien avec les spécificités territoriales et agricoles, la logistique française se retrouvera complètement dépassée par les hubs logistiques des pays du Nord qui drainent l’ensemble des flux. Par conséquent, un pan entier de l’économie française pourrait entrer en crise, avec à la clé, la suppression de milliers d’emplois et d’un appauvrissement généralisé des territoires spécialisés dans la logistique.
Etienne Lombardot
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