La transition actuelle d’un ordre économique mondial basé sur le libre-échange, dominé par les États-Unis, vers de nouvelles formes de mercantilisme, nous invite à relire le Plan de Guerre Commerciale de Siegfried Herzog sous un œil critique. L’ouvrage décrit tous les aspects de la guerre économique et l’utilité de l’intelligence économique.
Réprimer les séditieux pour mieux imposer le commerce
L’ouvrage le Plan de Guerre Commercial de l’Allemagne de Herzog contient des recommandations explicitement bellicistes. Il reste fidèle aux premières lignes du sommaire de son livre : « tout commerce est une guerre, le monde est un champ de bataille ». Face à tous intérêts privés contraires à l’intérêt allemand, une solution serait une « loi indispensable », fondée sur le principe « notre pays au-dessus de tout ». Cette dernière donnerait à l’État le droit, consacré par la loi, d’empêcher de nuire au commerce allemand.
En vue de maintenir une production industrielle compétitive continue, l’État allemand peut user de moyens brutaux à l’intérieur de ses frontières. Il doit pouvoir exproprier des citoyens allemands pour un agrandissement ou l’occupation d’un nouveau terrain par des industriels à valeur protectrice. Dans la même perspective, les dirigeants de ces industries peuvent prolonger le travail en dehors de la durée légale. Par ailleurs, la protection des avantages compétitifs en matière de savoir-faire implique de restreindre les libertés individuelles. Les personnes qui appliquent les méthodes et les procédés de fabrication supérieurs à la concurrence dans les industries à valeur protectrice doivent être listées. Elles sont sanctionnées à la hauteur de l’importance du poste abandonné si elles émigrent à l’étranger pour le dévoiler à des adversaires économiques.
De la même façon, l’État doit traquer les agents de l’étranger de nationalité allemande dans les conseils d’administration de ces industries. À travers des mesures de contrôle pour couvrir des rachats, ils encouragent les pénétrations étrangères. Par conséquent, l’État doit interdire les décisions des conseils d’administration de ces industries qui portent atteinte à l’expansion économique allemande. Ensuite, les industriels aux plans stratégiques défaillants avec de faibles bénéfices doivent également être traqués pour être écartés. Leur mauvaise stratégie pourrait entraîner des surcoûts de production globale avec des ventes au rabais. Cela pourrait provoquer des variations de prix des produits allemands qui éveilleraient les soupçons des clients étrangers, nuisant aux exportations allemandes. Sans mentionner plus de détails, Herzog indique que l’État doit établir des règlements punitifs pour résoudre les conflits de classe entre le patronat et les ouvriers. Ainsi, la force publique doit mater les grèves des ouvriers qui pourraient interrompre la production.
Parallèlement, l’État doit user de la force contre les pays hostiles à son commerce moyennant le boycott et des embargos de correction. Ces derniers consistent à interdire tout produit indispensable à un pays hostile, si ce dernier persiste à rejeter des produits allemands. Afin de cibler ces adversaires, il est nécessaire pour Herzog d’adjoindre des statistiques de défense à des statistiques d’exportation classiques. Les statistiques de défense évaluent les totaux comparatifs des produits allemands naturels et produits manufacturés exportés en temps normal. De cette façon, les pays récalcitrants aux produits allemands sont identifiés. Alors, l’approvisionnement allemand des articles et des matières premières indispensables aux économies des pays hostiles pourra éventuellement être arrêté.
Pour ce faire, les industriels doivent coopérer pour interdire l’exportation des produits qu’ils demandent. Dans le contexte de la guerre, les pays de l’Entente sont explicitement ciblés par Herzog. Il recommande une attention spéciale pour des embargos sur la houille, la potasse, les aciers de qualité spéciale, certaines gélatines ainsi que les produits tinctoriaux chimiques et les produits pharmaceutiques. L’Angleterre importait 80 % de ses colorants d’Allemagne pour une valeur de 22.5 millions de Mark en 1913. La même année, les importations de la houille allemande en Russie et en France représentaient respectivement les deuxième et troisième produit les plus importés d’Allemagne en valeur.
Critique : que retirer du Plan de Guerre Commerciale de l’Allemagne ?
L’application stricte du traité à l’heure actuelle est impossible. Cette inapplicabilité résulte d’une contradiction entre la violence liée à l’application de ce plan, et le camouflage nécessaire au bon fonctionnement d’une telle entreprise.
En effet, ce plan repose sur une violence considérable envers tout acteur ayant un intérêt contraire à celui de l’État allemand. Parmi les cibles de cette violence, figurent les ouvriers. Ces derniers, en tant qu’ils sont censés former des « dynasties ouvrières », ne peuvent rien espérer pour améliorer leur condition d’existence. Pareillement, les industriels n’étant pas alignés sur les intérêts allemands sont voués à être écrasés. Plus généralement, tous les acteurs de l’Armée de l’Exportation Allemande seraient soumis aux intérêts de l’État, et la moindre contestation du système serait impossible. L’application du traité serait contraire à tous les droits humains élémentaires, ainsi qu’à toute dignité humaine.
Par ailleurs, une telle application parait d’autant plus invraisemblable, qu’une telle violence serait difficile à cacher, en particulier dans un monde où l’information circule quasi-instantanément. En effet, il semble difficile de cacher une structure aussi complexe, dans laquelle la documentation écrite occupe une place si importante. Cela était déjà vrai au début du XXe siècle, et en particulier lors de la Première Guerre mondiale. Le camouflage des entreprises allemandes sous pavillon suisse du trust allemand Metallum AG avait déjà été contesté par la presse suisse (romane comme germanique). Cette controverse avait poussé la Chambre de commerce allemande en Suisse ainsi que le gouvernement impérial à réagir. De telles opérations de camouflage, en particulier en temps de guerre, sont susceptibles d’être rapidement mises à jour.
L’axiome de départ du livre de Herzog quant à la certitude de la victoire de l’Allemagne s’inscrit dans le nationalisme exacerbé du IIe Reich. Comme le montre le réalisateur Oscar Berger dans le film À l’Ouest Rien de Nouveau en 2022, les élites allemandes, dont fait partie l’auteur, étaient portées par les trois dernières victoires germano-prussiennes contre le Danemark en 1864, contre l’Autriche en 1866 et surtout contre la France en 1871. Ce dernier conflit, court dans la durée, parachevait la tardive puissance allemande unifiée en Europe. D’autant que ces victoires tournaient la page des humiliations militaires allemandes, essentiellement dues à la France. Dès lors, le nationalisme de Siegfried Herzog biaise certaines de ses propositions pour le temps de paix qui auraient vraisemblablement été réévaluées s’il avait connu l’issue réelle du conflit en 1918. Les mesures économiques du traité de Versailles de 1919 contre l’Allemagne l’ont privée du contrôle souverain des propriétés intellectuelles de ses industriels, des livraisons de ses matières premières industrielles et de l’usage de sa marine marchande. Autant d’éléments indispensables au bon déroulement du Plan de Guerre Commerciale de l’Allemagne après la guerre…
Toutefois, si le traité est inapplicable tel quel, le Plan de Guerre Commerciale de l’Allemagne demeure un ouvrage incontournable de la littérature de l’intelligence économique. D’abord, son intérêt repose sur la valorisation de la recherche, de la production, et la diffusion de l’information parmi les décideurs industriels et politiques. De surcroît, il montre toute l’importance accordée au renseignement, ainsi qu’à la coopération entre les pouvoirs publics et les acteurs privés pour conquérir des marchés et enrichir l’économie d’un pays. Le rôle de l’État dans l’économie est mis en avant, tout comme les questions de dépendances économiques dans les deux sens, dans un contexte d’affrontement entre puissances. Herzog met l’emphase sur la prise en compte des chaînes de valeur et les éventuels déclenchements volontaires de ruptures en matières premières pour l’industrie.
Enfin, sa critique fait apparaître deux besoins pour penser l’intelligence économique. Tout d’abord, adopter une multitude de petites structures souples à l’intérieur et à l’extérieur pour faire circuler l’information, plutôt qu’une grande structure rigide. Le second est de penser la ruse par-delà le camouflage proposé par Siegfried Herzog, puisque la première ne saurait se réduire au second. Ce dépassement intellectuel impliquerait de se pencher davantage sur le domaine de l’influence et des actions indirectes, ainsi que sur les acteurs de la société civile. Ces derniers sont absents des rouages administratifs et des fédérations prévues par Herzog, tout comme ils ont été absents du trust Metallum lors de la Grande Guerre. Pourtant, ils auraient été très utiles pour dissimuler la nature réelle des intentions de ces entreprises allemandes opérant sous pavillon étranger.
Yann Riveron et Clément Bodin