La philanthropie aux Etats-Unis, un puissant réseau d’influence

Les fondations philanthropiques sont indissociables de la civilisation américaine. Notons que cette philanthropie va d’abord aux églises, à l’éducation, à la santé et à l’environnement. Entre des fondations qui divisent l’opinion, et d’autres qui sont inefficaces, certaines exercent une influence sociale et politique bien réelle.

Les philanthropes sont des citoyens bénévoles qui décident de faire quelque chose ensemble. Leur projet réside dans la possibilité de transformer l’Amérique, d’essayer des solutions nouvelles et de les arrêter si elles s’avèrent décevantes. Ils assurent la sécurité d’un quartier, ils aident les personnes dans le besoin… et organisent des collectes pour financer ces interventions. Un américain donne de son temps ou de son argent, ou les deux à la fois. Certaines fondations tirent leurs revenus d’une seule ou de plusieurs milliers de personnes.

On pense souvent que les interventions les plus efficaces sont des investissements à long terme fondés sur une vision d’avenir, sur de bonnes connaissances scientifiques et sur un budget important, correspondant aux capacités locales. Leurs activités s’inscrivent de plus en plus souvent dans le cadre de partenariats public/privé qui s’intéressent aussi bien à l’éducation, à la recherche médicale, à l’amélioration d’infrastructures, au bien-être local, aux droits de l’Homme…

Cependant, l’intervention de ces fondations divise. La philanthropie est un milieu imparfait dans lequel on peut trouver aussi bien un dévouement véritable d’une minorité pauvre que du détournement de fond, de l’efficacité et également du gaspillage. Pour illustrer ce dernier point, on peut faire référence à l’incapacité de la Croix rouge américaine à redistribuer les dons après le passage de l’ouragan Katrina : cet organisme ne disposait pas de logistique et de personnel formé à ce type de situation. 

Depuis 1995, l’entretien de Central Park à New York est entièrement géré par une fondation privée, le Central Park Conservancy dont le budget s’élève à quarante six millions de dollars. Dans les années 1980, ce jardin était alors le terrain des amateurs de drogues et des prostituées. II aura fallu une initiative audacieuse, une poignée de volontaires et l’arrivée d’un riche financier, Richard Gilder, apportant dix-sept millions de dollars pour permettre le succès que l’on connaît. Ce projet s’appuie sur la détermination des participants minoritaires et de personnes influentes de la communauté de New York.  Ce système, copié dans plusieurs villes américaines avec des succès variables, apporte localement ou régionalement une aide et réussit là où les pouvoirs publics se révèlent incompétents. Certaines de ces fondations sont restées locales ou nationales : le Doe Fund, les Archonettes et les "communautés de citoyens" ; Les autres s’exportent et sont gérées par des "entrepreneurs sociaux" : Teach for America.

Conditions et Sources des fondations philanthropiques

Les grandes fondations philanthropiques aux États-Unis sont en plein essor.  Ce sont des "pépinières d’idées nouvelles" et des fournisseurs de terrain d’essai pour justifier l’intérêt de ces idées avant de les appliquer à des programmes gouvernementaux et internationaux. Elles bénéficient de conditions favorables :

  • "Déductions fiscales accordées aux entreprises et aux personnes qui versent des contributions aux fondations, exemption de la taxe sur les sociétés pour les fondations et statut fiscal privilégié du personnel des fondations",
  • Impôts sur la fortune et droits de succession qui incitent les personnes très fortunées à faire des dons de leur vivant à des organismes.
  • Création de lieux de réflexion ou autres organismes chapeautant les fondations afin de débattre des idées nouvelles et des meilleurs moyens de s’en servir. 

Leurs principales sources de croissance sont les richesses générées par les industries de pointe, la diminution des ressources pour les services publics, le financement privé des campagnes politiques et leur séparation avec les activités de lobbying. C’est dans ce contexte que des fondations se créent en restant discrètes sur leurs liens avec la politique. Cela leur évite souvent d’aborder des sujets à polémiques sans pour autant s’en désintéresser.

La stratégie des grandes fondations philanthropiques au 21ème siècle a changé ; elle est essentiellement basée sur le retour à l’investissement, à l'entrepreneuriat social et au partenariat public-privé. Un bon exemple de ce type de philanthropie est la Fondation Robin Hood à New York. Aujourd’hui, leur mode de fonctionnement est "top-down", les bénéficiaires servant les donateurs. Les fondations embauchent des organismes existants ou en créent de nouvelles pour mettre en oeuvre leurs projets. En exerçant ce contrôle de haut en bas, les fondations d'aujourd'hui étouffent de plus en plus la créativité et l'autonomie d'autres organisations, ce qui affaiblit la société civile.

La stratégie pour contrer l’opinion et l’Etat fédéral avec comme exemple : la dépénalisation du Cannabis

En 2010, la dépénalisation du Cannabis votée dans les Etats du Colorado et de Washington est le résultat d’une action philanthropique concertée, entreprise par des fondations et organisations dont la National Organization for the Reform of Marijuana Laws (NORML). L’organisation Law Enforcement Against Prohibition  (LEAP) a également contribué depuis 2002 à des initiatives visant à légaliser la marijuana dans le Colorado et Washington. Pour la première fois, deux Etats américains ont autorisé le cannabis à des fins récréatives même si de nombreux Etats américains autorisent déjà la consommation à des fins médicales. Cependant, ces nouvelles lois locales n’empêchent pas le fait qu'au niveau fédéral, le produit reste illégal. Les autorités fédérales ont renoncé "à leur droit de contester les lois portant sur la législation du cannabis" devant la Cour suprême. C’est ainsi qu’un débat a été ouvert aux Etats Unis sur la question, "un Etat peut-il s'affranchir des obligations de l'Etat fédéral ?"

La loi Parent trigger

Un exemple intéressant est celui de la fondation Revolution parent ; spécifiquement créée pour faire pression sur l’adoption de la loi Parent trigger en 2010. Cette loi, votée dans sept Etats, donne aux parents le contrôle sur le sort de l'école publique de leurs enfants en la transformant en une "charter school". Ces dernières sont des écoles à gestion privée bénéficiant d’une large autonomie dans l’enseignement et dans les programmes scolaires et leur financement est public. Revolution parent a été créée par une organisation à but non lucratif, Green dot public school, qui est financée entre autres par la fondation Gates, Walton et Annenberg. Cette loi immédiatement controversée a détruit le caractère démocratique de l'éducation publique.

Il existe bien une étroite imbrication de ces fondations entre le monde politique, celui des affaires et de l’espace caritatif. La contribution des fondations au développement local, régional et national est significative dans de nombreux domaines et déterminante dans certains cas. Tous les cas de figure coexistent aux Etats-Unis : la philanthropie d’entreprise comme stratégie utilitaire, comme stratégie destinée à écarter les réglementations gouvernementales, comme stratégie pour contrer des campagnes d’opinion. Ce qui révèle un recul de l’Etat et de la démocratie.

Et les Français …

En France, les philanthropes sont en majorité dans la catégorie des "venture philanthropies" soucieux de leur impact et avides d’un retour sur leur investissement. En 2008, la France s’est alors dotée de la loi de modernisation économique (LME) des Fonds de Dotation qui est assez proche de l’esprit américain : "Toute personne physique ou morale peut créer sans la moindre autorisation préalable une fondation non reconnue d’utilité publique appelée Fonds de dotation". Après des critiques sur le caractère trop "libéral américain" de cette loi et sur l’absence de contrôle préalable à la création, la France compte en 2012 plus de mille deux cent fonds de dotation et deux mille fondations.

En 2011, le montant des dons philanthropiques en France représente seulement 0,2% du PIB alors qu’aux Etats-Unis il a atteint 288 milliards de dollars, soit 2% du PIB dont 70% viennent de donateurs issus des classes moyennes. D’après l’OCDE, un américain sur quatre effectue régulièrement des dons, ce qui est observé dans les autres pays voisins. Ce qui fait la différence et explique le poids de la philanthropie américaine, dans leur PIB, c’est la générosité des donateurs. La philanthropie américaine ne repose pas seulement sur les "super riches" magnats (Bill Gates, Warren Buffet, Ford, Paul Getty, etc) mais aussi sur des "organisations de masse" avec des donateurs issus de classes moyennes. Mesurer l’importance de la philanthropie américaine par le nombre de fondations n’est pas significative du réseau d’influence ainsi crée par les Américains. C’est surtout par le fait qu’elles s’entourent et qu’elles se dotent d’organismes produisant des données statistiques, des études, de la recherche, en un mot des "think tanks", disposant de bibliothèques, de point de contact, de consultants spécialisés, de groupes d’influences dit "advocacy group". C’est l’exemple de la Rockefeller Philanthropy Advisors proposant des conseils aux fondations avec cent soixante clients et quarante consultants spécialisés.

L’ambition américaine a été et est de constituer un réseau de dimension nationale et internationale organisant la circulation des savoirs et des contacts, acceptant des petits et des grands donateurs.

Marion Ripert

Pour aller plus loin sur le thème de l'influence:

Qu'est-ce que l'influence? Lexique.

La France, quelle influence au XXIème siècle?

"L'influence précède l'action", entretien avec Thierry Vautrin, Chef de secteur au SGAE.

– Entre lobbying et corruption, le jeu d'influence de la FIFA.

La réglementation sanitaire russe, un instrument d'influence.