Le phénomène manga, modèle de globalisation culturelle

Si le concept d’intelligence économique commence à prendre son essor en France, son volet culturel reste cependant sous-estimé et finalement assez peu étudié. Cette facette culturelle de l’intelligence économique comporte un côté passif et défensif, l’intelligence culturelle, et un côté actif et offensif, l’influence culturelle.

L’intelligence culturelle repose sur l’analyse des environnements de cultures différentes pour adapter son comportement ou son management et permettre ainsi un dialogue. Autrement dit, il repose sur l’idée que la mondialisation culturelle n’est pas achevée et que ses vecteurs subsistent toujours. C’est à partir de ce constat que se construit l’idée que l’on peut encore avoir une influence sur les autres populations, soit en s'appuyant sur une culture singulière et propre, soit par la globalisation de sa culture. Plus précis que le concept de soft power qui englobe aussi le normatif et l’éthique, le concept d’influence culturelle reste essentiel à comprendre aujourd'hui pour aborder la géoéconomie. 

Un des premiers pays à avoir saisi l’importance de l’influence culturelle est le Japon, au point de s’édifier en première hyperpuissance culturelle dénuée de hard power à partir des l'années 1990. Pour preuve, le Japon est aujourd’hui le 2e exportateur mondial de biens culturels alors que la Corée du sud continue toujours son émergence culturelle par la hallyu. Le jeu vidéo, les animés ou encore la gastronomie sont autant d’atouts pour le Japon. Néanmoins, c’est le manga, c’est-à-dire la bande dessinée japonaise, qui est devenu l’incarnation du pouvoir d’influence culturelle japonais actuel et moins le jeu vidéo. Le Japon a ainsi globalisé sa culture pour en faire son atout de puissance. 

Le manga, un produit culturel global 

Le manga actuel a pour particularité d’être devenu un produit culturel global qui ne relève pas de la culture japonaise. Bien plus, ce produit est contraire à la perception japonaise de sa propre culture qui la voit comme élitiste et refermée sur elle-même. A contrario, le manga est démocratique. Il ne peut se concevoir sans la gobalisation culturelle. Diversifié, il s'adresse à tous et a fait de cette adaptabilité sa force. Celle-ci s’exprime depuis plusieurs années en France et ne cesse de prendre de l’ampleur au point d’imaginer détrôner la traditionnelle bande dessinée franco-belge à moyen-terme. 

Le développement du manga en France est d’abord passé par le succès des animés japonais dans les années 1970. Fort d’un faible coût de la minute animée, 3000 euros contre 5000 euros pour les animés franco-belges, la culture de masse japonaise conquiert rapidement l’écran des Français. Le succès d’Akira en 1990 et la censure toujours plus forte des animés occidentaux sur les chaînes publiques finissent de préparer le terrain au phénomène manga. Le manga représente de nos jours 45% du marché français de la bande dessinée et près de 13 millions d’exemplaires annuels sont vendus.

Le 18 mars dernier, la soirée de lancement du nouveau site du Portail de l’IE fut pour moi l’occasion de revenir plus spécifiquement sur l’exemple des Gouttes de Dieu. Manga dédié au vin, l’histoire retrace les déambulations du fils d’un œnologue disparu qui entreprend de collectionner douze vins fabuleux et mystérieux, le 13e étant appelé les Gouttes de Dieu. Le premier volume est édité en 2005 au Japon et en 2008 en France. 35 numéros sont parus au Japon, 25 en France. Dès les premiers volumes, il connaît un grand succès au Japon, en Corée, aux Etats-Unis et en France. Aujourd’hui, il se vend à 25 000 exemplaires vendus par numéro en France.

L'impact économique des Gouttes de Dieu

Pourquoi prendre l’exemple d’un manga de niche, bien loin des grands succès contemporains comme One Piece ou Bleach ? Tout simplement parce qu’il a eu un impact économique direct en France dès la fin de l’année 2009. Les vins français mentionnés dans les Gouttes de Dieu ont vu leur vente augmenter en direction de l’ Asie et le prix de la bouteille connaître une forte hausse. Les Château Poupille et Château le Puy, issus respectivement de deux vignobles bordelais des familles Carille et Amoreau, peuvent en témoigner. Le premier a vu le prix de la bouteille passer de 15 euros à 150 euros quand le second a connu une forte augmentation de ses ventes. Ainsi, la cuvée 2003 du Château le Puy est aujourd’hui épuisée et la bouteille se revend près de 1000 euros au marché noir à Honkgong. Plus généralement, et depuis la première publication du manga au Japon, la vente des vins français a considérablement augmenté dans la zone Asie de l’est. Au Japon, les ventes de vin français ont augmenté de 20% et en Corée du sud de près de 130%.

L’exemple des Gouttes de Dieu est par conséquent très parlant pour comprendre les concepts d’influence culturelle et de globalisation culturelle. Il montre d’une part que la société civile, ici les mangakas, joue un rôle majeur dans son édification, et d'autre part, il souligne qu'un vecteur de culture mondialisée fonctionne dans les deux sens. Les Gouttes de Dieu ont été favorables aux vins français et non aux productions japonaises. Autrement dit, le meilleur vecteur d’influence culturelle est un outil globalisé à la fois indispensable, mais aussi difficilement maîtrisable car reposant en grande partie sur l’initiative privée. Le manga a fait bien plus pour l'étude de la langue japonaise que les centres culturels ou autres initiatives publiques japonaises. Pourtant, il a aussi bénéficié à l'agriculture française. Contrairement à la K-pop, le phénomène manga n’est pas véritablement instrumentalisé par les pouvoirs publics. Cette liberté fait autant sa force que sa faiblesse. 

Pierre-William Fregonese