« Pratiquer ». Si le règne d’un roi devait se traduire en un seul mot, sans doute serait-ce alors ce dernier, si occurrent dans les correspondances et instructions léguées par Louis XI à l’histoire.
Louis XI, fils de Charles VII et longtemps seul descendant mâle du Valois, est né en 1423, au plus dur des combats de la guerre de Cent Ans. Est-ce la dureté des temps qui valut à Louis XI son caractère et sa légende noire ? Peut-être en partie, mais pas uniquement. Pratiquer, c’est le mot qui définira toutes les évolutions de sa politique. Comme y veilla son père, Louis est un roi cultivé, et même beaucoup plus instruit que la plupart des seigneurs de son temps, ce dont il eut lui-même assez vite conscience. Cette éducation devait lui fournir le savoir nécessaire pour exercer son métier de roi, mais son expérience – celle qui lui offrit les succès d’un règne achevé dans la paix et le succès de la mise au pas des principautés du royaume, dont la puissante Bourgogne – ne s’obtint quant à elle qu’à travers les errements, les échecs et déconvenues qui marquèrent le début de sa vie et de son règne.
Faite de faits d’armes, de conflits contre son père et contre les conseillers de ce dernier, mais aussi riche de faits diplomatiques, d’intrigues, d’espionnage, de propagande et d’exils, la jeunesse mouvementée de Louis XI renferma les germes de sa pensée à venir. Il fit aussi l’expérience du pouvoir en Dauphiné, où, retiré en 1446 après de nouvelles intrigues à la Cour, il aiguisa ses talents de gouvernant.
Roi de France en 1461, « l’universelle aragne », comme l’appelait son détracteur Thomas Bazin, prépare sa toile. Cependant, il lui manquait alors encore son aptitude à prévoir, et l’expérience des pratiques d’adversaires autres que son défunt père. Là commencera alors réellement la pratique du pouvoir.
Deux traumatismes en particulier vinrent impacter sa pensée, et lui inspirèrent la stratégie redoutablement efficace de ses dernières années de règne : le soulèvement de la Ligue du Bien Public en 1465, et sa participation forcée au sac de Liège en 1468 en compagnie de Charles le Téméraire – arborant les insignes de ce dernier – et contre des bourgeois qui se réclamaient de l’alliance du roi de France. Pris au piège dans la toile tissée par ses ennemis, honteux, et trop attaché à obtenir la paix dans son royaume pour continuer de tolérer que la politique puisse se conjuguer avec les grands feudataires par la guerre, Louis XI élabore une méthode destinée à réduire toute menace sur le royaume et se pense déjà en absolutiste. Et s’il est bien un adage qui le qualifiera alors, c’est bien que la fin justifie tous les moyens.
En premier lieu, Louis XI est un roi ivre d’information. Son activité épistolaire intense laissa de nombreux témoignages de cet intérêt. Il compte les jours passés sans nouvelles, et inscrit fréquemment dans ses lettres « me faites savoir vos nouvelles ». L’information lui est si importante qu’il fit mettre en place à partir de 1477 la fameuse poste royale, qui consiste en des routes où les messagers peuvent trouver toutes les sept lieues des relais avec des chevaux frais. Ses informateurs sont dans toutes les Cours et sur tous les chemins. Louis paie parfois fort cher les informations, par exemple en 1469, quand il donna 10 000 écus d’or à Gibert de Chabannes pour qu’il trahisse son frère Charles de France. Son réseau est constitué d’espions, de marchands comme ces Génois qu’il interroge à leur retour d’Angleterre en 1464, mais aussi de traitres comme Saint Pol ou l’aumônier de son frère Charles, Jourdain Faure. Il est si bien informé qu’il peut annoncer la mort de son frère à l’agonie le 18 mai 1472, quand ce dernier décède le 24 mai. Il suit également jour après jour les mouvements de l’armée anglaise lors de la campagne de 1475, et est au courant de ses vicissitudes en Picardie qui lui permettent d’abord de conduire la guerre à l’économie des forces, de pratiquer la terre brûlée où cela est nécessaire, et d’organiser la prise des ravitaillements anglais avant de finalement offrir à Édouard IV une paix séparée de son allié bourguignon. L’information renseigne Louis XI sur l’ennemi, mais aussi sur l’opinion : lui-même se plait d’ailleurs à se promener incognito pour écouter les conversations dans la rue. Enfin, les informations erronées sont rares et témoignent d’une stricte organisation d’un réseau dont le roi de France est le centre.
Depuis la sanglante et improbable bataille de Montlhéry lors de la guerre du Bien Public, Louis XI, quoiqu’excellent soldat, répugne aux batailles. Pour épargner ses forces, mais aussi parce que des fronts aussi éloignés que le Roussillon, la Normandie et la Bourgogne entravent sa liberté d’action, le roi cherchera toujours les moyens de détourner l’attention de ses adversaires vers d’autres menaces que la sienne. Bien souvent, si le roi emploie des agents et de l’argent pour créer des soulèvements dans les villes ennemies, comme à Liège en 1465, 1467 et 1468, la diplomatie n’en sera pas moins toujours son arme favorite. Il est aidé en cela très souvent par l’imprudence de Charles le Téméraire qui, trop sûr de sa force, suscite seul l’ire de ses voisins en 1474 lorsqu’il annonça sa volonté de recréer un royaume de Lotharingie. Soutenus par les agents de Louis XI, les cantons suisses, Bâle, Strasbourg et les cités de Basse Alsace, ainsi que le duc de Lorraine René II créent l’union de Constance en avril 1474, et déclarent la guerre au duc de Bourgogne. L’empereur Frédéric III appelle les Allemagnes à la résistance, et Louis XI s’allie aux insurgés en leur fournissant une aide financière. Ce dernier est d’autant plus motivé que ses informateurs lui ont appris l’alliance contractée en juillet 1474 à Londres entre le Bourguignon et Édouard IV, qui est clairement destinée à détruire puis partager la France. Mais cette diplomatie ne se tournait pas uniquement vers la Bourgogne : Louis contractera des alliances avec pratiquement tous les ennemis de ses ennemis en vue de créer une stratégie de contournement. Il traite ainsi avec les Écossais, avec le roi Henri VI d’Angleterre et le comte de Warwick, mais aussi avec les Milanais, les Médicis, les Suisses, les Lorrains, et même le duc de Bretagne François II, pourtant mortel ennemi, contre son frère Charles de France en Normandie.
L’économie, si elle ne fut pas l’arme favorite de Louis XI, n’en fut pourtant pas moins la plus terrible qu’il mit au service de sa politique. Très tôt le roi comprit quels intérêts une économie forte pouvait représenter en termes d’avantages face à un ennemi. Il faut faire « suer les écus » selon ses dires, c’est-à-dire savoir user de l’argent comme d’un moyen d’action politique à part entière. Le roi veut, d’une manière nous rappelant le mercantilisme ultérieur, éviter la fuite des monnaies hors du royaume, qui partent essentiellement en Italie ou en Flandres. Le roi a alors l’idée pour inverser la tendance d’attirer des industries en France en vue d’exporter plutôt que d’importer, et de faciliter au mieux l’installation et la naturalisation d’artisans étrangers souhaitant se mettre à son service. La plus célèbre de ces réalisations est l’implantation des ateliers de tissage de la soie à Lyon en 1466, puis à Tours en 1470. L’imprimerie arrive en France sous son règne, et Paris et Lyon deviennent les deuxième et troisième presses d’Occident. Le roi tente aussi de créer une compagnie à monopole de commerce vers l’Orient, et même de faire de Marseille le centre Européen de ce commerce en 1481. La maîtrise de l’économie doit servir les desseins de l’État, et ainsi, pour asphyxier l’économie de son ennemi bourguignon, Louis XI met en place une véritable guerre économique.
Il crée une forme de blocus, interdisant à tout marchand de son royaume de se rendre en terre bourguignonne et réciproquement, fermant ainsi à la Bourgogne le plus grand marché d’Occident. Il demande aux Médicis de ne plus y traiter ni de commerce, ni de finance. Il envoie ensuite des corsaires normands en mer du Nord pour harceler les navires de commerce et affamer les Flandres en s’en prenant aux navires de pêche, avec l’idée judicieuse qu’une population affamée se soulèverait à terme contre ses autorités. Louis renouvela d’ailleurs ce principe, lorsque trop faible pour mener des batailles de front en Artois, il fera venir du Soissonnais et du Vermandois 10 000 faucheurs pour couper les blés encore verts chez l’ennemi. Cette guerre économique trouvera un autre succès en l’établissement de foires faites pour concurrencer les foires bourguignonnes, dont celles de Lyon qui ont lieu quatre fois par an. Enfin, Louis XI pouvait profiter de la population la plus importante d’Occident, qui par une imposition élevée mais correctement gérée par ses conseillers créait les conditions de fortune nécessaire à la dispendieuse diplomatie royale. Multipliant les bénéfices de la taille par trois sur tout son règne, les prélèvements atteignent environ 4 700 000 livres en 1483. Ceci, avec d’autres dispositions plus exceptionnelles de prélèvements, permit de payer, outre les agents, les 1 000 000 de florins du Rhin d’aide aux Suisses de 1475 à 1482, d’acheter les forteresses de la Somme à Philippe le Bon (400 000 écus d’or), et surtout, d’acheter diverses trêves puis la paix avec l’Angleterre à Picquigny en 1475 (75 000 écus d’or, et 50 000 écus d’or par an pendant sept ans), mettant un terme certain à la guerre de Cent Ans.
Incapable de payer ses mercenaires qui le trahissent, faisant face au refus des villes flamandes épuisées de lui accorder des levées d’argent, Charles le Téméraire fut vaincu à Grandson et Morat et tué devant Nancy. La Bourgogne, première puissance d’Occident, sortit ruinée du conflit, et ses terres furent finalement réintégrées au domaine royal grâce à une diplomatie matrimoniale. Dans ce rapport du faible au fort, la guerre devait être totale pour amener la victoire de l’un, ce qui veut dire qu’il fallait être cynique, sans scrupules, usant pleinement de la duplicité et des atermoiements. C’est ce que fit le roi de France face à ses ennemis. Légende noire ou non, tel était le prix de la paix.
Laenaïc POTENTIER
Bibliographie
FAVIER, Jean. Louis XI. Fayard. Paris. 2001.
LOUIS XI. Lettres choisies. Le livre de poche. Paris. 1996.
GOBRY, Ivan. Louis XI, la force et la ruse. Tallandier. Paris. 2000.
SABLON DU CORAIL, Amable. Louis XI ou le joueur inquiet. Belin. Paris. 2011.
HEERS, Jacques. Louis XI. Le métier de roi. Perrin. Paris. 1999.