Entretien avec Ali Laïdi, expert en Intelligence Economique et en guerre de l’information

Après avoir obtenu son diplôme de l’École Supérieur de Journalisme (ESJ) et son doctorat en sciences politiques, Ali Laïdi est devenu chercheur à l’IRIS, enseignant, écrivain et journaliste. Il a publié plusieurs ouvrages sur la guerre économique dont “Aux sources de la guerre économique” (Armand Colin, 2012) et “Histoire mondiale de la guerre économique” (Perrin, 2016). Par ailleurs, il présente depuis dix ans le Journal de l’intelligence économique sur France 24, la seule chronique dédiée à l’intelligence économique (IE) en France.
Il répond aujourd’hui à quelques questions sur sa vision de l’IE en France.

 Portail de l’Intelligence Économique (PIE) : Comment avez-vous découvert l’intelligence économique et qu’est-ce qui vous a amené à vous y intéresser?

Ali Laïdi (AL) : J’ai découvert l’IE en 1996. Je travaillais depuis un certain nombre d’années sur les problématiques de terrorisme et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi il existait, ce qu’il signifiait réellement. Certains membres des services de sécurité et de renseignement que je connaissais m’ont orienté vers l’IE et j’ai découvert une grille de lecture pertinente pour comprendre le terrorisme, sa dimension géoéconomique et géopolitique dans les rapports de force. Elle me permettait de comprendre un peu mieux ce phénomène. J’ai alors essayé de croiser les deux problématiques (guerre économique et terrorisme, ndlr) puis je me suis orienté spécifiquement sur la guerre économique et l’IE.

J’ai d’abord essayé de l’étudier au travers des grands groupes du CAC 40 qui ont refusé de m’en parler. C’était à l’époque un sujet tabou qui le reste encore aujourd’hui. Déclarer qu’on était victime d’une attaque économique, c’était montrer sa faiblesse. Une entreprise ne pouvait pas avouer qu’elle menait des actions offensives : le renseignement n’est déjà pas bien vu en France, et le renseignement économique encore moins. C’est en m’intéressant à des sociétés de prestataires de services et des cabinets que j’ai pu l’appréhender, d’abord dans mon métier de journaliste, puis en tant que chercheur puisque j’ai repris mes études en 2007 pour travailler sur la guerre économique.

 

PIE : Selon vous, les entreprises prennent-elles suffisamment en compte l’IE en France aujourd’hui?

AL : Je pense que les entreprises du CAC 40 ont conscience des enjeux de l’affrontement économique mondial, même si elles n’osent pas toujours en parler ouvertement.

En revanche, les PME et les ETI sont demandeuses d’informations et de méthodes pour affronter l’hyper-compétition internationale. Néanmoins, depuis 20 ans nous n’avons pas encore trouvé le modèle qui permettrait de leur offrir un réel accès à ces informations à des coûts raisonnables. On parle ici de coûts financiers bien sûr, mais également humains car un responsable de PME n’a pas de temps et a trop de dossiers à gérer au quotidien pour se pencher sur cette question.

 

PIE : Et les institutions ?

AL : En Europe continentale, la France est le pays qui a le plus pris en compte ces questions. Néanmoins, deux problèmes persistent. Le premier, c’est que les problématiques d’IE ne se sont pas assez développées dans le corps académique et universitaire, ce qui explique l’absence de pensée stratégique sur ces questions. Le second est qu’il n’y a sans doute pas suffisamment d’articulations entre les initiatives qui ont été prises en 1994 (rapport Martre, ndlr) et une concrétisation forte dans l’ensemble des institutions.

 

PIE : Avez-vous le sentiment qu’aujourd’hui les hommes politiques prennent en compte les enjeux d’IE?

AL : Non et c’est très clair. Mais ce n’est pas entièrement de leur faute. Lorsque le sommet de l’État ne développe pas une pensée stratégique, il n’est pas possible de demander à un homme politique d’en développer une, tout en s’occupant du quotidien que cela impose. Les hommes politiques ont besoin de se nourrir d’une pensée stratégique pour s’emparer pleinement de ces questions.

Ils manquent, par ailleurs, de formation ou de sensibilisation sur ces sujets, tout comme l’ensemble des étudiants de l’enseignement supérieur : ce n’est pas normal.

Tant que les enjeux de l’IE ne seront pas pris en compte au plus haut niveau de l’État, comme c’est déjà le cas aux États-Unis, en Chine, en Russie ou au Japon, on ne pourra pas bénéficier d’une organisation optimale.

 

PIE : Justement, pensez-vous que les dernières élections présidentielles vont permettre de faire avancer la prise en compte de l’IE au sommet de l’État ?

AL : Je pense qu’un Président d’une nouvelle génération peut comprendre de manière plus fine ces problématiques. C’est, par ailleurs, un Président qui vient de la sphère financière. Donc il a une culture de la violence des rapports de force économiques et une vision de la mondialisation financière et de son impact sur l’économie réelle.

D’ailleurs, cela fait un moment qu’on se lamente sur la perte de marchés de l’industrie française et sur la balance commerciale qui est toujours trop déficitaire. Je pense qu’il arrive à un moment crucial et qu’il peut, en effet, porter une autre vision mais, là encore, ce sera à lui de décider.

 

PIE : Quels sont, dans le monde, les pays les plus en avance sur les sujets d’IE?

AL : Le Japon et les États-Unis sont les pays qui ont pensé ces problématiques bien avant tous les autres. Certains pays comme l’Allemagne ont des traditions et des pratiques qui ne sont ni théorisées ni mises en avant mais qui relèvent implicitement de l’IE. La Grande-Bretagne a plutôt une tradition de partage de l’information et de la connaissance. De leur côté, les pays comme la Russie et la Chine ont développé des approches très agressives de l’information.

 

PIE : Le Journal de l’intelligence économique est la seule émission dédiée spécifiquement à l’IE en France. Pourquoi n’y en a-t-il qu’une seule?

AL : L’IE ne touche pas les médias. Il y a une similarité de comportement entre les médias et les hommes politiques concernant ces questions. Depuis que je me suis tourné vers cette discipline en 1996, mes confrères journalistes ne comprennent pas le sens de ma démarche, ni les thématiques sur lesquelles je travaille. 

En réalité, ces problématiques ont toujours été observées au travers des affaires retentissantes et de l’actualité, mais jamais depuis les enjeux stratégiques qui sont derrière. Depuis quelques années néanmoins, ils sont en train de comprendre qu’il y a des enjeux vitaux en amont de ces problématiques.  

 

PIE : Travaillez-vous sur un sujet de recherche en particulier en ce moment ? Pouvez-vous nous en dire plus?                          

AL : Mon objectif est de montrer que la guerre économique n’est pas l’objet de théories de soi-disant complots mais qu’elle a des racines politiques, historiques et philosophiques  qu’on a oubliées. Au départ ma démarche était journalistique : la description de faits et d’opérations de guerre économique. Elle est devenue politique puis historique pour montrer que la guerre économique existe réellement. Je cherche maintenant à en développer l’approche philosophique.  

 

PIE : Vous avez rédigé une thèse sur le sujet de la guerre économique en 2009. Vous avez publié de nombreux travaux sur ce sujet. Vous tenez le seul média télévisé dédié à l’IE. Pensez-vous que l’ensemble de ces travaux a permis une réelle prise de conscience quant à l’existence de la guerre économique?

AL : C’est mon espoir mais je n’en suis pas sûr. Si on regarde vingt ans en arrière, il est clair qu’à cette époque-là, ceux qui étudiaient la guerre économique et développaient l’IE étaient mal perçus. Aujourd’hui, on commence à nous écouter. L’affaire Snowden, en 2013, a révélé que nous étions espionné par nos alliés, les Américains, et cela a eu un réel impact.

L’objectif de mes études n’est pas d’appeler à la guerre économique, je ne suis pas du tout un guerrier économique. Mon objectif est de dire : “attention il faut poser les réflexions sur la radicalisation des rapports de force économiques”. Sans cette réflexion, on ne pourra pas empêcher que la guerre économique puisse nous amener vers des catastrophes. C’est pour cela qu’il faut penser à un autre modèle où les rapports de force économiques seront moins violents, où il y aura plus de coopération et moins de compétition. La Terre est finie, on ne pourra pas continuer ainsi à abîmer l’environnement et les hommes.

 

Entretien réalisé par Manon Fontaine Armand et Aristide Lucet