L’analyse de la concurrence entre plusieurs acteurs économiques se restreint régulièrement à la seule prise en compte des entreprises ou des États. Pourtant, les leaders d’opinion, comme les associations, les personnalités médiatiques et plus largement la sphère sociétale demeurent des acteurs incontournables. Le cas Volkswagen comme le cas Europacity plus récent en constituent deux exemples.
Comme le disait Edward L. Bernays dans son livre Propaganda « nos goûts [sont] éduqués, nos idées suggérées », daté de 1928 ce livre trouve encore aujourd’hui un écho particulier dans le champ de l’économie. « L’influence, c’est un moyen d’amener celui auquel on s’adresse à envisager une autre vision des choses, à changer son paradigme de pensée. » expliquait il y a quelques années Alain Juillet dans le magazine « Communication et Influence » de juin 2009. Une stratégie qui se bâtit sur le long terme, afin de valoriser son groupe, sa marque, ses produits.
Les quarante dernières années ont été marquées par un éclatement et une dispersion du pouvoir : les pouvoirs politique et économique bien entendu, mais aussi celui de l’information. « Le pouvoir s’exerce à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles », écrivait déjà Michel Foucault dans « Dits et écrits ». Dans cet univers éparpillé et mouvant, l’enjeu pour une entreprise est donc de maîtriser son image et son discours vis-à-vis du marché ou de l’opinion publique.
Traditionnellement, la communication classique et la publicité établissent une relation directe avec la cible, mais le message perd alors de sa force de persuasion, car l’émetteur (l’entreprise) est à la fois juge et partie. Les acteurs économiques sont donc de plus en plus contraints à compter sur des intermédiaires pour modeler leur message : des « faiseurs d’opinions », perçus comme plus crédibles. Une stratégie désormais largement étudiée, connue et documentée. Dernier avatar de cette tendance, ces entreprises de cosmétiques ou de jeux vidéo qui touchent un public jeune via des Youtubeurs à succès.
Mais les leaders d’opinion ne servent pas qu’à « vendre » un produit ou une marque. Ils sont aussi de redoutables alliés dans la guerre économique pour évincer un concurrent. Ils permettent ainsi de diffuser des informations, plus ou moins véritables, avec une totale légitimité aux yeux des médias ou de l’opinion publique. Une arme, un outil, dans la guerre pour la diffusion de l’information et modifier « les paradigmes de pensées ».
De la guerre de l’information : les cas Europacity et Volkswagen
Europacity est un immense complexe hôtelier, touristique, culturel et commercial porté par le groupe Ceetrus et qui doit être construit dans le nord de Paris, dans le triangle de Gonesse, d’ici 2024. Une implantation qui fait craindre le pire à un centre commercial situé à quelques kilomètres de là, Aéroville, propriété du géant de l’immobilier commercial Unibail Rodamco.
Pour évincer ce potentiel concurrent, Unibail Rodamco aurait utilisé une étude d’impact économique et social à propos du futur chantier de son concurrent Ceetrus. Des études que l’on retrouve plus tard, dans le discours de certains leaders d’opinion sur le sujet, notamment les associations d’opposants à Europacity.
Le principal acteur qui s’oppose au chantier est l’association « Europadutout ». Collectif très actif sur le net, dans la presse locale et sur le terrain : séances de tractages, interpellations des pouvoirs publics… Une association qui dénonce le coût social du projet, la destruction « de 8000 emplois ». Or, comme le relevait un article du Parisien publié il y a quelques semaines, ces chiffres proviennent d’une étude publiée par « Paris Terre d’Envol ». Un organisme intercommunal de Seine-Saint Denis, dont Le Parisien nous apprend qu’il a pu compter pour la réalisation de cette étude sur la participation de « l’expertise » du centre commercial Aeroville.
La société Unibail Rodamco, via l’association Paris Terres d’Envol, aurait donc été en mesure de structurer les termes du débat, distillant ainsi des chiffres susceptibles d’alimenter l’opposition locale à un projet directement en concurrence avec son activité. C’est ainsi que paradoxalement, des associations de petits commerçants opposés aux centres commerciaux en viennent à utiliser des chiffres qui proviennent justement d’un géant de l’immobilier commercial. Un coup de maître dans l’utilisation à bon escient des « leaders d’opinion », ici les associations locales et les organismes intercommunaux.
Un exemple qui se rapproche du cas Volkswagen, quand en 2015, le constructeur allemand avait été condamné par la justice américaine pour avoir menti sur les niveaux d’émissions d’oxyde d’azote de ses moteurs diesels. Une condamnation judiciaire, mais aussi économique et médiatique. Quelques mois plus tard, l’École de Guerre Économique publiait une longue étude, « les dessous de l’affaire Volkswagen ». Une analyse détaillée qui mettait en exergue les nombreuses connexions entre l’organisme scientifique à l’origine de l’affaire, l’Environmental Protection Agency (EPA) et le secteur industriel automobile américain notamment General Motors.
Un faisceau d’éléments donnant à penser que la dénonciation de la fraude du constructeur allemand avait été en partie pilotée par ses principaux concurrents américains. Une attaque informationnelle pour briser la dynamique de Volkswagen qui devenait alors un rival en Asie et aux États-Unis.
Un exemple supplémentaire qui illustre le rôle des leaders d’opinion, comme les instituts scientifiques, les groupes d’études, les associations, pour modeler l’espace informationnel et influencer les termes du débat à son avantage ou nuire à ses concurrents.