Al Jazeera Media Network a fait son entrée sur le marché européen en juin 2011 grâce à l’achat de droits de télévision de matchs français, notamment en Ligue 1, pour 90 millions d’euros par an. Alors en concurrence directe avec l’historique Canal+, Al Jazeera Media Network a aussi acheté les droits de l’UEFA Champions League, Europa League : de 2012 à 2015, Euro 2012 et Euro 2016 en France.
Le nouveau nom « beIN Sport », dévoilé début 2012 « symbolise l'esprit de deux chaînes visant à diffuser en direct et en exclusivité les plus grands événements ». Al Jazeera Sports, créée par Al Jazeera Media Network en 2003, se dissocie de toutes ses activités de sports et est rebaptisée « beIN Sports ». Institution privée, cette entreprise appartient à l'Emir du Qatar.
Depuis plus d’un an, « le groupe beIN Sports subit une violente campagne de piratage et de vol de ses contenus. C’est une violation flagrante des droits de diffusion directe et de la propriété intellectuelle» (1). En effet, la chaine pirate dénommée « beoutQ » exprime déjà, de par son appellation, une intimidation directe (la traduction en est : « Be out Qatar », par opposition avec la chaine « Be in »). Cette chaine pirate retransmet l’intégralité des programmes avec son logo surimposé. Malgré un retard d’image de quelques secondes, les téléspectateurs peuvent profiter de l’ensemble des contenus grâce à un modem vendu dans la péninsule arabique.
Après avoir dépensé plusieurs centaines de milliers de dollars pour identifier l’auteur de l’attaque, le groupe a annoncé qu’il s’agirait de la manifestation de rivalités étatiques. En effet, cité dans plusieurs médias, Tom Keaveny, directeur général de beIN Media Group, stipule que l'Arabie Saoudite a orchestré, dans l’ombre, le piratage de la chaîne : « Le signal pirate est transmis par le fournisseur satellite basé à Riyad, Arabsat, dont le principal actionnaire est le Royaume saoudien », principal ennemi du Qatar.
Les enjeux de puissance sous-jacents entre les deux pays sont flagrants. Depuis que l'Arabie Saoudite a fermé, en juin 2017, l’espace aérien au Qatar et ses frontières terrestres et maritimes, elle réalise un blocus contre Doha qu'elle accuse de conspirer avec l'Iran et soutenir le terrorisme. Les relations sont désormais très tendues et l’initiative a été suivie par l’Égypte, les Émirats arabes unis et Bahreïn.
Dans la foulée, le Royaume s’en prenait aussi à l’instrument de soft power numéro un des Qataris, en retirant à la chaîne Al Jazeera son autorisation d’émettre dans le pays. Mi-juin 2017, le pouvoir saoudien interdisait également l'importation des récepteurs beIN Sports, tout comme la vente et le renouvellement des abonnements à la chaîne sportive. Certains officiels du régime, dont l'un des conseillers du prince héritier Mohamed Ben Salmane, Abdelaziz Al-Mriseul, célèbre commentateur sportif, professaient dernièrement « la fin de l'ère beIN Sports ».
Cette opération, fruit de connaissances et de moyens industriels, est financée par plusieurs millions de dollars. Un mois après que beIN ait demandé de l’aide à la FIFA (Fédération internationale de football), plus de 400 dispositifs du réseau pirate beoutQ ont été saisis par les autorités de Dubaï.
De son côté, l'Arabie Saoudite a annoncé le 22 juin avoir confisqué ces derniers mois, plus de 12 000 dispositifs de piratage à travers le pays, et a déclaré à Reuters que les autorités travaillaient à empêcher les activités de beoutQ, refusant toute accusation. D’après la directrice juridique de l’entreprise, Sophie Jordan, « Aucun des dix cabinets d’avocats contactés en Arabie saoudite n’a accepté de prendre le dossier ».
Suite à la demande de beIN de porter plainte contre l’Arabie Saoudite, auprès de la Fédération internationale, la situation se révèle très complexe et sa décision à prendre très importante. En effet, il y a d’un côté le Qatar qui organisera la prochaine coupe du monde en 2022 et qui détient les droits de télévision du Mondial 2018 et de nombreux autres championnats, de même qu'il possède certains clubs comme le Paris Saint-Germain. De l’autre, le Royaume saoudien veut devenir un acteur majeur. Le New York Times a fait état de l’existence d’une offre de 25 milliards de dollars émanant de plusieurs investisseurs privés, pour racheter à la FIFA la Coupe du monde des clubs. Plus récemment, le samedi 26 mai, le prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salmane, a même reçu le président de la FIFA Gianni Infantino, à Jeddah.
« Ça reste à voir, mais, effectivement, ce dossier s’annonce délicat pour la FIFA », reprend de politologue Nabil Ennasri. « Elle ne voudrait sans doute pas se mettre à dos l’Arabie Saoudite qui, à terme, pourrait injecter énormément d’argent dans le football mondial. Mohammed Ben Salmane semble d’ailleurs vouloir faire du divertissement et du sport un axe de développement majeur de son pays dans les années à venir. », ajoute-t-il.
Ce « piratage illégal à l’échelle industrielle » comme défini dans un communiqué de la Fédération Internationale de Tennis (ITF) et l'Association des Professionnels du Tennis (ATP), touche non seulement le Mondial de football, mais aussi le tennis et la Formule 1. Un représentant du groupe qatari a dit au Times que ce combat avec beoutQ pourrait prendre trois à cinq ans pour être entendu par d’autres juridictions ; d’ici là, le groupe perdrait beaucoup trop d’argent. Selon le journaliste, chaque jour, la chaine pirate entre une et deux douzaines d’événements de beIN Sports.
La stratégie offensive du Royaume se déplace d’un échiquier politique vers un échiquier économique et culturel ce qui lui permet de diversifier l’impact de ses affronts vis-à-vis de son adversaire. Suite à cette escalade d’actions à l’encontre du Qatar, il est essentiel de s’intéresser aux futures actions saoudiennes, exemple atypique d’un rapport de force étatique sur les plans politiques, économiques, culturels et techniques.
Pour y faire face et ne pas trop perdre en audience, beIN Sports a finalement décidé de diffuser gratuitement les matchs des quatre équipes arabes participant à la Coupe du monde, Arabie saoudite comprise.
Jérôme Freani, Responsable du Club Cyber AEGE et Consultant Cybersécurité chez CGI
(1) Koora News, 29 mai 2018