Retour sur la bataille entre la France et la Pologne au sujet des travailleurs détachés

Alors qu’en ce début d’année, le gouvernement entend faire évoluer la régulation des entreprises qui recourent au travail détaché, le Portail de l’IE propose ici de faire un décryptage de la bataille qui a eu lieu entre la France et la Pologne, en analysant les stratégies mises en œuvre. En effet, après l’annonce de la révision de la directive européenne sur les travailleurs détachés, de nombreux pays se sont rangés derrière la Pologne pour dénoncer cette tentative de révision européenne qui nuirait à leur propre marché du travail ainsi qu’à leur développement économique. Au-delà des polémiques et des accusations, on a pu observer l’apparition d’un rapport de force entre deux pôles à travers la mise en place de stratégies d’influence.

La directive européenne sur le travail détaché a vu le jour en 1996. À l’origine, elle avait pour objectif d’ouvrir les marchés du travail nationaux aux autres pays de l’Union européenne (UE) et mettre pleinement en œuvre l’une des quatre libertés fondamentales de l’Acte unique de 1986 : celle de la libre-circulation des personnes et, donc, des travailleurs. Cette directive dispose que le travailleur bénéficie du noyau dur de la réglementation du pays d'accueil (salaire minimum, conditions de travail), mais continue de payer les cotisations sociales dans son pays d'origine. À titre d’exemple, celles-ci représentent environ 40% du salaire d’un non-cadre en France, contre environ 20% en Pologne. Au moment de l’élargissement de l’UE de 2004, qui a permis l’entrée de la Pologne, de la Hongrie, de la Slovaquie et de la République Tchèque, puis avec celui de 2007 qui a marqué l’arrivée de la Bulgarie et de la Roumanie, la directive est rapidement devenue un moyen pour ces pays d’exporter leurs travailleurs et, pour les entreprises des pays accueillants, de faire du dumping social. Le nombre de travailleurs détachés circulant dans l’UE a donc fortement augmenté dès 2005.

 

Les effets du travail détaché en France

En dix ans, le nombre de travailleurs détachés a explosé en France : d’un peu moins de 27 000 en 2005, les effectifs sont passés à plus de 286 000 en 2015 (+25 % par rapport à 2014), soit une hausse d’environ 1 000 % en dix ans. La France est le deuxième pays de détachement après l'Allemagne ; le nombre de travailleurs détachés qui y travaillent est en hausse constante. Le secteur bâtiment-travaux publics (BTP) est le premier concerné. C’est la Pologne qui est le principal pays d'origine des détachés, avec 46 800 travailleurs détachés en France. De plus, le BTP, avec le transport et l’agriculture, sont des domaines d’activités dont les prestations ne peuvent être délocalisées. En théorie, elles ne devraient donc pas être soumises à la concurrence étrangère, ce que permet pourtant la directive.

Pour lutter contre cette situation qui aggrave le chômage et qui prive la France de cotisations, une batterie de mesures de contrôle a été mise en œuvre sous le précédent quinquennat, mais son efficacité a, dès l’origine, été largement remise en cause. Selon un rapport sénatorial de 2013, la fraude concernait à l'époque entre 220 000 et 300 000 travailleurs détachés illégalement en France. Ainsi, si l’on additionne le nombre de travailleurs détachés légaux et illégaux en France, leur nombre s’élève à environ 550 000.

 

La révision manquée de la Commission

La Commission européenne a proposé en mars 2016 de réformer les réglementations de cette directive. En effet, comme elle ne fait pas partie des traités européens, elle peut être révisée à la « majorité qualifiée ». Cela implique que 55% des pays de l’UE doivent accepter une telle révision (soit 16 pays sur 28) et qu’elle doit être approuvée par des pays représentant au moins 65% de la population de l’Union.

La proposition de la Commission entendait aligner les rémunérations des travailleurs détachés sur celles de la main-d'œuvre locale. Alors que la directive de 1996 obligeait les employeurs à leur verser le salaire minimum du pays où ils exercent, le texte de 2016 stipule qu'ils doivent toucher les mêmes avantages que leurs collègues du pays d'accueil, tels que le treizième mois, les primes de Noël et d'ancienneté, la majoration des heures supplémentaires, etc. La Commission prévoyait aussi de limiter à deux ans leurs missions (contre trois ans actuellement). Malgré l’opposition d’origine de la part de dix pays de l’Est (Bulgarie, Hongrie, Croatie, République tchèque, Pologne, Estonie, Roumanie, Lituanie, Lettonie et Slovaquie), un consensus fragile semblait avoir été trouvé au cours de l’été dernier.     

Cependant, une fois élu, le Président Emmanuel Macron a critiqué dès juin la proposition de réforme de la Commission, ne la trouvant pas assez approfondie, avant de dévoiler son propre projet. Ce dernier recommandait notamment la rémunération équitable des travailleurs détachés, l’application du salaire minimum et des accords collectifs du droit du travail du pays d’accueil sans la moindre dérogation. Or, ces limites auraient rendues assez inutile l'importation d'une main-d'œuvre à bas coût. La France a aussi insisté pour plafonner la durée du travail détaché à un maximum de douze mois sur deux ans ainsi que pour renforcer massivement les contrôles et lutter drastiquement contre la fraude.

Alors qu’un bon nombre de pays de l’Est était favorable à une révision partielle de la directive comme le proposait la Commission, l’offensive française a remis les négociations à plat, car elle a irrité d'autres pays européens qui espéraient, il y a encore quelques semaines, un accord. Mais surtout, les principales recommandations du Président Macron ont été vigoureusement rejetées par les pays de l’Est.

Pour les nouveaux venus de 2004 et 2007, la directive de 1996 était une véritable aubaine. Elle leur a donné l'occasion d'accélérer leur développement vis-à-vis des pays occidentaux, en profitant au maximum de leurs propres avantages compétitifs : au premier chef, de leur main-d’œuvre pas chère. Ainsi, quand le Président Macron demande une révision de la directive sur le détachement des travailleurs, il menace un moteur économique majeur pour Varsovie. En effet, près de 20 000 agences d’intérim polonaises sont spécialisées dans ce secteur, qui, d’après l’eurodéputé Guy Verhofstadt, représente 1,3 milliard d’euros de recettes pour le budget de l’Etat. Si le détachement ne représente toutefois qu’environ 2 millions de personnes dans toute l’Europe, un tiers d’entre elles sont polonaises.

Comme le vote sur la révision de la directive se fait à la majorité qualifiée, un véritable bras de fer et des négociations très conflictuelles ont eu cours entre la France et la Pologne à ce sujet, au cours du dernier Conseil de l’UE.

 

La stratégie française : être sur plusieurs fronts de manière indirecte mais agressive

 Pour atteindre son objectif, le Président Macron a monté une stratégie indirecte qui repose sur plusieurs points. En effet, le poids du vote de la Pologne au Conseil de l’UE est considérable avec 27 votes, soit autant que l’Espagne et seulement deux de moins que la France, l’Allemagne, l’Italie ou le Royaume-Uni.

D’abord, il a voulu couper en deux le groupe de Višegrad – une alliance de pays de l’Est conservateurs qui prennent l'habitude de s’opposer à l'UE sur beaucoup de points. Puis il a monté la République Tchèque et la Slovaquie contre la Pologne et la Hongrie, en leur administrant un traitement de faveur notamment sur la question des quotas de migrants. Cette stratégie s’est avéré gagnante et a contribué à faire peser la balance du côté français. Il s’est par ailleurs rendu dans d’autres pays de l’Est, au départ très réticents (la Roumanie et la Bulgarie). Pour les convaincre, il n'a pas hésité à promettre qu'il soutiendrait l'entrée des Roumains et des Bulgares dans l’espace Schengen tout en certifiant que  ces pays auraient un poids politique accru dans l’UE.

De plus, la France a aussi développé une stratégie pour parvenir à un vote qui irait dans son sens. Étant donné qu’un petit nombre de pays pouvait faire basculer la balance en faveur de l’une ou de l’autre des parties, la France a volontairement mis de côté la révision du système des transports routier pour s’assurer les voix de l’Espagne ou du Portugal. En effet, une alliance des votes du Sud et de l’Est aurait empêché toute tentative de réforme. C’est exactement la situation qui s’est produite : l’Espagne a voté en faveur de la révision, sapant alors toutes les espérances des partisans du statu quo.

          Indépendamment de cette situation, de nombreux pays de l’Est sont en conflit avec la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Soutenue dans son action par la France et l’Allemagne, cette dernière cherche à leur imposer des quotas de réfugiés qu’ils refusent. La justice européenne pourrait infliger de lourdes pénalités financières si ces derniers ne s’acquittent pas du principe de solidarité de l’Union. En plus de cette affaire, la Pologne est aussi poursuivie par la CJUE à cause d’une réforme constitutionnelle, entreprise par le parti au pouvoir et jugée anti-démocratique. Dans les deux cas, Paris joue sur cette situation conflictuelle pour renforcer la pression sur les pays de l’Est poursuivis, afin qu’ils cèdent sur la question de la directive. Pour cela, on peut supposer que Paris a pesé de tout son poids auprès de la CJUE pour imposer de lourdes sanctions aux pays traînés en justice, en particulier sur la Pologne. C’est un moyen de pression considérable car les enjeux sont importants pour Varsovie qui profite énormément des fonds européens, dont elle reçoit 10 milliards par an de fonds de cohésion, et pour la Hongrie, dont les fonds structurels et d’investissement représentent 3 % de son PIB.

 

La stratégie polonaise : jouer la carte de la légitimité et de la légalité

De son côté, la Pologne a campé sur ses positions et a essayé de jouer avec l’inertie du système européen, très peu réformable. En effet, l’arène européenne favorise les pays qui ont un faible poids politique mais qui ont un poids démographique important comme la Pologne car elle leur donne presque autant de voix que des pays beaucoup plus puissants, tels que la France ou l’Allemagne.

En réponse aux déclarations d’Emmanuel Macron, la Pologne a avancé qu’elle était aussi européenne que la France, que Paris faisait du protectionnisme et enfreignait les règles du marché unique en voulant limiter la libre-circulation des travailleurs. Cette offensive communicationnelle avait pour objectif de donner un caractère légitime à sa position et de ternir l’image du nouveau Président qui veut incarner la modernité pro-européenne. En retour,  elle indiquait que « l’esprit européen » se trouve en réalité de son côté. Comme Paris, la Pologne cherche à fédérer derrière elle, par la création d’une alliance de l’Est au sein de l’UE. À travers cela, elle indique que ce groupe pourrait, à l’avenir, tenter de bloquer toute réforme qui la désavantagerait ou qui avantagerait les pays à l’Ouest. Enfin, la Pologne utilise occasionnellement des moyens de pression, comme en la menaçant de demander réparation de guerre à l’Allemagne. Derrière cela, il est envisageable que la Pologne souhaite également acculer l’Allemagne, pays qui s’oppose aussi à elle sur  les travailleurs détachés.

 

Quel résultat final ?

Paris a obtenu qu'un contrat de détachement ne dépasse pas 18 mois et non 24 comme le proposaient la Commission et le Parlement. Cette « victoire » est à relativiser car, si la durée moyenne de détachement ne dépasse pas les 33 jours en France, en Belgique et au Luxembourg, elle atteint plus de 230 jours en Estonie, en Hongrie et en Irlande. À l'échelle européenne, la durée moyenne des détachements est de moins de 4 mois (98 jours). On est en droit de se demander en quoi une durée maximale de mission de un an et demi serait susceptible d’atténuer les dérives et les effets néfastes du travail détaché.

De surcroît, l’Europe de l’Ouest a dû céder à une revendication : les nouvelles mesures ne seront appliquées que quatre ans après leur adoption définitive. Elles pourraient n’être obligatoires qu’à partir de 2022, en toute fin du quinquennat d’Emmanuel Macron.

Enfin, comme cela a été mentionné plus haut, la directive révisée ne concernera pas le transport routier, l’inquiétude principale des Espagnols et des Portugais. Ce volet sera traité dans le cadre d’une directive ultérieure. Cependant, nous ne connaissons pas encore clairement la contrepartie que Madrid a exigé pour son ralliement à Paris.

 

Les négociations vont maintenant s'engager au niveau du Parlement européen. Les déçus et les vaincus de la première bataille profiteront certainement de ce nouveau round pour faire valoir leurs arguments.

Nicolas Raiga-Clemenceau