Entre 2018 et 2019, la Chine est sur le grill au sujet du traitement des populations Ouïghours dans sa province du Xinjiang. Coup sur coup, plusieurs publications d’un chercheur jusque-là inconnu du grand public vont mettre la Chine sur la défensive. Ce qui pour la Chine aurait dû rester une stricte affaire intérieure fait désormais la une de la presse internationale, particulièrement depuis l’intervention très remarquée de Mme Gay McDougall au conseil des droits de l’homme de l’ONU à Genève. Mais une Chine en pleine ascension ne peut perdre la face de la sorte, quand bien même les documents à charge s’accumuleraient… Il faut donc faire taire les détracteurs.
Face aux accusations, la Chine change de stratégie de communication
En août 2018, les représentants chinois semblent pris au dépourvu lors de l’audition de la Chine devant le comité pour l’élimination des discriminations raciales de l’ONU à Genève. Elle est alors accusée de détenir des millions de Ouïghours arbitrairement dans des camps. Les premières réponses de la Chine oscillent entre dénégation simple, justifications évasives et contre-attaques informationnelles agressives contre ceux qui ont osé mettre la Chine en difficulté à la face du monde.
Cet évènement marque symboliquement le début d’une séquence informationnelle problématique pour la Chine, durant laquelle elle changera plusieurs fois de stratégie de communication, mais pas forcément pour le mieux. Elle passera rapidement, quoi qu’il en soit, d’une posture de réaction stupéfiée à une posture agressive de contre-attaque à l’encontre de ceux qui portent le fer informationnel contre elle. Les joueurs de go ont été tenus de se convertir aux échecs en peu de temps.
Surtout, il faut pour la Chine éliminer rapidement une pièce maîtresse du jeu occidental, celui par qui l’opprobre est sans doute arrivé : Adrian Zenz. Mais la contre-attaque chinoise va prendre du temps : probablement celui de réunir un dossier sur un chercheur jusque-là inconnu. Pour cela, Pékin va passer par des canaux américains déjà éprouvés, des compagnons de route ponctuels qui vont permettre à la Chine de se dédouaner à peu de frais d’une origine chinoise qui aurait été sinon nettement moins efficace.
Le « cas » Adrian Zenz
Adrian Zenz est un chercheur américain, qui a publié le premier un article en mai 2018 permettant de chiffrer approximativement, mais méthodiquement, le nombre de personnes détenues dans des « camps de rééducation par le travail ». Ce premier article a été complété puis republié en septembre 2018. Il est de fait très probable que le dossier du CDH de l’ONU présenté en août 2018 se soit inspiré de ses travaux préliminaires.
Ce qui fait sur le moment la spécificité et l’intérêt des travaux de Zenz, ce n’est pas l’existence des fameux camps, mais le chiffrage du nombre de personnes internées qu’il obtient à partir de l’analyse de documents chinois (des appels d’offres pour la construction de camps pour une bonne partie). L’existence de tels camps est en effet supposée ou suspectée depuis plusieurs années, comme en attestent par exemple certains rapports du département d’Etat US : « Multiple media and NGOs estimated that since April 2017, the government detained at least 800,000 and up to possibly more than 2 million Uighurs, ethnic Kazakhs, and members of other Muslim groups, mostly Chinese citizens, in specially built or converted detention facilities in Xinjiang and subjected them to forced disappearance, torture, physical abuse, and prolonged detention without trial because of their religion and ethnicity. »
Mais avant les travaux de Zenz, le problème de l’Occident était celui de la recevabilité de la preuve : les estimations d’ONG ou les témoignages de réfugiés ou d’exilés sont toujours à prendre avec des pincettes. Zenz parvient, lui, non seulement à une estimation plus méthodique, mais surtout, il le fait sur la base de l’étude de documents chinois. Plus important encore, le chiffrage obtenu prend une tout autre dimension puisqu’on atteint cette fois le million de personnes, là où les estimations précédentes ne s’avançaient guère au-delà des dizaines de milliers. En l’espace d’une étude, la situation des Ouïghours s’est détériorée quasiment d’un facteur 100. Ce nouveau chiffrage, a priori plus fiable que les précédents, fait logiquement l’effet d’une bombe médiatique.
Des travaux non contestés à l’international
En Occident, sur la forme, les travaux de Zenz répondent aux canons académiques occidentaux : son étude est publiée par une revue académique américaine à comité de lecture, la Central Asian Survey (qui compte parmi son comité éditorial des membres de la Central Eurasian Studies Society) qui a validé les conclusions d’Adrian Zenz en septembre 2018. Sur le fond, les différentes publications de 2018 d’Adrian Zenz ont bien été décortiquées, et leurs limites identifiées. Personne (de sérieux) ne conteste plus la validité de ses conclusions, en dépit de certaines approximations reconnues par l’auteur, et par ceux qui ont analysé ses données.
Notons ensuite qu’ Adrian Zenz n’est pas un nouveau venu à ce moment sur les sujets touchant à la Chine et aux Ouïghours : il travaille sur cette thématique depuis au moins 2015 et a déjà corédigé en 2017 un premier rapport très critique, qui, sur le moment, n’a d’ailleurs suscité aucune réaction en Chine. Par la suite, il deviendra une des figures de proue de la dénonciation des agissements chinois au Xinjiang, de nombreuses fuites de documents lui étant personnellement adressées compte tenu de son influence et de sa stature internationale sur ce sujet spécifique.
Premières réactions attentistes de Pékin
L’année 2018 est une année durant laquelle la Chine est clairement prise en défaut, sachant que l’essentiel de sa réaction se concentre sur la réponse à apporter à l’intervention de Mme Gay McDougall devant le conseil des droits de l’homme de l’ONU en aout 2018. Mais cette déclaration se fonde très certainement en partie sur les travaux de Zenz, qu’il ne va plus être possible d’ignorer longtemps, d’autant plus que celui-ci poursuivra ensuite ses « attaques » contre la Chine à intervalles réguliers.
Rappelons déjà qu’en octobre 2018, la Chine admettra finalement l’existence de ces camps, mais sous le vocable de « Vocational Training Centres ». Pour la Chine, si le déni n’est plus possible sur leur existence, l’affaire reste simple et entendue : il s’agit de simples centres de formation professionnelle. Affaire classée.
Les explications chinoises ne satisfont en réalité pas grand monde et dès novembre 2018, Adrian Zenz revient à la charge avec cette fois une analyse du budget sécuritaire 2017 du Xinjiang, démontrant des augmentations stratosphériques des budgets liés à la sécurité dans cette seule région de Chine : jusqu’à 1370% d’augmentation sur un an sur certains postes budgétaires de « sécurité publique ».
2019, annus horribilis de plus pour la communication chinoise
L’année 2019 est particulièrement compliquée pour la Chine, non seulement en raison du déclenchement de l’épidémie de Covid-19 en fin d’année, mais également à la faveur d’autres révélations sur le Xinjiang.
En effet, en novembre 2019, le New York Times dévoile les Xinjiang Papers, autre récolte de documents officiels chinois qui confirment une partie des conclusions d’Adrian Zenz. La Chine se crispe visiblement sur ce sujet et ses réponses s’en ressentent : des cafouillages dans les éléments de langage apparaissent. En témoignent les différences entre la réponse du ministère des Affaires étrangères chinois, qui minimise en quelque sorte (« Xinjiang affairs are purely China’s domestic affairs […] it is about fighting violence, terrorism and separatism. »), et celle très différente du gouvernement local du Xinjiang qui nie en bloc (« The NYT report was completely fabricated by hostile forces at home and abroad, and is full of nonsense, lies and sinister intentions »).
Très peu de temps après sortent les China Cables, enquête du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), à laquelle Adrian Zenz participe. La réponse du porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois suite à ces nouvelles révélations est à peu près similaire (« Xinjiang affairs were an internal matter of China’s, and that a stable and prosperous Xinjiang was the best response to what he said amounted to slander. »), mais celle de l’ambassade de Chine au Royaume-Uni est plus affirmative (« the so called leaked documents are pure fabrication and fake news. »). Ces deux salves de documents attestent pourtant non seulement de la réalité des camps d’internements au Xinjiang, mais jettent une lumière crue sur leur fonctionnement et sur les rouages de la politique de répression systématique et de détention de masse menée par Pékin au Xinjiang.
Fin 2019, la Chine avance donc simultanément sur trois axes de communication qui entrent très vite en collision : le déni (« les documents sont des faux »), l’amalgame (« une réponse sécuritaire antiterroriste chinoise ferme, mais nécessaire, semblable à ce que fait l’Occident ») et la minimisation (« des extrémistes réinsérés et sinisés dans de simples « centres de formation » ). Un changement de stratégie sur la communication s’impose pour la Chine, fortement exposée sur la scène médiatique internationale…
Pierre-Marie Meunier
La seconde partie de cette analyse paraitra le 13 décembre. À partir de 2020, la communication chinoise abandonne progressivement la stratégie du déni de la véracité des documents chinois ayant fuité, pour manœuvrer plus efficacement hors de la tourmente médiatique autour des Ouïghours entachant la diplomatie chinoise.
Pour aller plus loin :