Dans un contexte de rapports de force internationaux toujours plus musclés, les entreprises occidentales font face à l’impact exponentiel de l’actualité géopolitique sur le secteur privé. A l’ère des réseaux sociaux, la force de frappe de la société civile est un enjeu majeur pour l’image de marque des entreprises.
Traditionnellement, certains secteurs sont intrinsèquement liés aux questions géopolitiques comme ceux de la défense et de l’extraction de ressources. Des entreprises françaises comme Total, Thales, Naval group, Dassault et d’autres intègrent depuis cinquante ans ces questions de politique internationale dans leur stratégie d’entreprise, le caractère régalien de leurs activités impactant directement la souveraineté économique nationale.
La pression exercée sur les entreprises à se positionner au niveau politique n’est pourtant pas récente. Les entreprises ayant collaboré au gouvernement du IIIe Reich en subissent encore les répercussions réputationnelles. Néanmoins, le risque géopolitique s’étend désormais à tous les secteurs et menace les multinationales qu’elles soient présentes ou non dans les zones de conflit. Plus récemment, la crise humanitaire des Ouïghours en Chine a contraint des entreprises comme Uniqlo, Nike, Adidas et H&M à prendre la parole sur le sujet. Avec l’essor de la mobilisation pour la cause Ouïghoure sur les réseaux sociaux, certaines personnalités publiques ont été amenées à rompre leur contrat avec des entreprises chinoises comme Huawei.
La diplomatie d’entreprise face au consensus européen en faveur de l’Ukraine
Le contexte de la guerre Russie-Ukraine a notamment marqué un tournant significatif, mettant en lumière l’engagement croissant des acteurs économiques au sein des affaires politiques internationales.
Le monde occidental ayant validé un narratif commun sur l’identité de l’oppresseur, les entreprises et marques occidentales ont largement affiché leur position sur l’invasion russe en Ukraine. Plus qu’un simple discours, de nombreuses entreprises occidentales ont mené des actions concrètes, telles que le changement de logo aux couleurs de l’Ukraine, le lancement d’initiatives en faveur de l’hébergement gratuit d’ukrainiens de la part de l’entreprise américaine Airbnb, la récolte de fonds, le don de matériel médical, etc. Cette mobilisation a également poussé près de 300 multinationales à suspendre leur activité en Russie. Des géants français et américains comme Chanel, Coca-Cola, PepsiCo, McDonald’s, Starbucks et d’autres ont pris la décision de se retirer du marché russe : un ensemble de mesures les plus importantes prises par les entreprises à la suite d’un événement géopolitique, depuis le retrait de l’Afrique du Sud au milieu des années 80 pour protester contre l’apartheid.
Fortement impliquées dans les sanctions internationales menées contre le gouvernement de Vladimir Poutine, certaines entreprises ont même été accusées de « Ukraine-washing ». Cela suggérant que ces entreprises cherchent à se garantir un avantage réputationnel, en référence au « green washing ».
Conflit Israël-Hamas : un positionnement plus ambigu
Au cœur du contexte israélo-palestinien, les pics de violence dans la région suscitent régulièrement des campagnes de boycott contre les marques israéliennes et les entreprises occidentales, accusés de soutenir la politique du gouvernement israélien. L’engagement de la société civile se mesure à l’intensité historique et émotionnelle du conflit. Ce dernier débute par les guerres israélo-arabes après la création de l’état d’Israël en 1948 impliquant l’expulsion de plus de 700 000 palestiniens, également connu sous le nom de la Nakba, « la catastrophe » en arabe.
Cependant, le caractère inédit de l’attaque du 7 octobre 2023 marque un tournant dans la diplomatie des entreprises. Perpétrée contre Israël par la branche armée du mouvement islamiste et nationaliste palestinien Hamas, également classé comme organisation terroriste par l’Union Européenne, cette attaque a déclenché une intense réponse militaire israélienne, menée contre la Palestine. Alors que de nombreuses grandes entreprises qui s’étaient rangées du côté de l’Ukraine ont choisi le silence, certaines se sont rapidement positionnées en faveur d’Israël suite à l’attaque du Hamas. Les multinationales sont alors devenues, malgré elles, actrices de l’échiquier géopolitique.
C’est pourquoi les entreprises, confrontées à la menace des mouvements sociaux sur le chiffre d’affaires, sont équipées d’un appareil juridique et d’un arsenal de relations publiques. Ces outils leur permettent de répondre aux attaques réputationnelles dues aux exigences environnementales et sociales, ainsi qu’au boycott économique. Dans un monde complexe marqué par de fortes confrontations, le boycott politique vient ébranler la stratégie d’entreprise dans laquelle la géopolitique n’a encore qu’une place limitée.
Rapport de force du faible contre le fort
Contrairement au conflit Russie-Ukraine, le consensus du monde occidental en faveur d’Israël se confronte à une partie active de la société civile défendant la cause palestinienne, représentée par des citoyens, des syndicats, la presse indépendante et les partis politiques de gauche et d’extrême gauche. Entre guerres informationnelle et sémantique, l’espace médiatique est dominé par un bras de fer constant entre communiqués des entreprises, en réaction aux exigences des consommateurs et les campagnes de boycott avec les réseaux sociaux comme canal principal.
Il est intéressant de noter que la majorité des entreprises faisant l’objet d’accusations par la société civile a largement investi les réseaux sociaux comme moyen de réponse, et n’a publié aucun communiqué de presse officiel sur ces sujets. Cela leur permet d’une part d’augmenter la réactivité, et garantir une large visibilité. D’autre part, ils peuvent contrôler ce bras de fer dans un espace où un scandale en remplace un autre, et ne conserver aucune archive pouvant davantage nuire à leur réputation dans le temps.
La société de l’information a réussi à bouleverser, voire inverser les rapports de force entre le faible et le fort. Le faible, représenté par la société civile ou les consommateurs, a dominé des batailles informationnelles via l’utilisation d’internet et particulièrement des réseaux sociaux comme vecteur de campagne de communication virale. A l’instar des normes de protection des consommateurs ou encore la politique responsabilité sociale des entreprises (RSE), le fort, représenté par les entreprises, se retrouve en situation de vulnérabilité. Étant inattaquable sur le champ concurrentiel, le faible a puisé la faiblesse du fort sur le plan sociétal et environnemental mais également géopolitique.
L’entreprise française Carrefour – devenue le premier distributeur étranger à s’implanter en Israël avec l’ouverture de cinquante magasins en 2023 – a également été la cible du boycott propalestinien. En effet, la société israélienne Electra Consumer Products, qui détient les franchises israéliennes du groupe Carrefour, a annoncé le 10 octobre 2023 avoir fourni des rations alimentaires aux soldats israéliens à la suite de la violente attaque du Hamas en Israël. La multinationale Carrefour avait déjà fait l’objet d’une campagne de boycott lancée en décembre 2022 par le mouvement Boycott, Désinvestissement, Sanctions en raison du contrat signé avec son partenaire israélien au mois de mars de la même année. Ensuite, sept organisations françaises, dont l’Association France Palestine Solidarité (AFPS), la Ligue des droits de l’homme et le syndicat CGT, avaient publié un rapport en novembre 2022 dénonçant « les liaisons dangereuses » du distributeur français et rappelant qu’Electra Consumer Products figure dans une liste de plus de cent entreprises participant à la colonisation des territoires palestiniens occupés, établie en 2020.
Perçu comme le symbole de l’impérialisme américain, l’entreprise McDonald’s est régulièrement la cible de campagne de boycott, notamment dans le monde en arabe mais aussi en Europe. Son cas illustre la difficulté des multinationales à construire un narratif commun au sein des franchises et filiales à travers le monde. À l’instar de la multinationale française Carrefour, une franchise israélienne du groupe a annoncé qu’elle offrait des milliers de repas aux soldats des forces de défense israéliennes. Dans les pays du Golfe, dont la majorité de la population est culturellement propalestinienne, les franchises locales ont réagi à contre sens en condamnant les bombardements israéliens massifs envers la population de la bande de Gaza et annonçant avoir versé des dons humanitaires au bénéfice des victimes. Dans un communiqué, McDonald’s Oman s’est désolidarisé de ce geste en indiquant que : “McDonald’s Corporation est une société cotée en bourse, détenue par des millions d’actionnaires du monde entier, y compris des Arabes et des musulmans […] Ce qu’a fait le détenteur de la licence en Israël est un acte individuel et privé, qui n’a pas été approuvé ou dirigé par la société internationale ou tout autre détenteur de licence, en particulier dans notre monde arabe”. De son côté, McDonald’s UAE a annoncé avoir versé 1 million de dirhams émiratis au Emirates Red Crescent dans le cadre de sa campagne “Compassion pour Gaza” en rappelant que “McDonald’s Corporation ne finance ou ne soutient aucun gouvernement impliqué dans ce conflit”.
Cette dichotomie de positionnement démontre la gymnastique diplomatique des multinationales, afin de maintenir leurs intérêts économiques dans les zones directement ou indirectement concernées par le conflit. Au-delà du risque réputationnel, une campagne de boycott peut rapidement nuire à l’économie des grands groupes comme McDonald’s.
L’entreprise américaine Starbucks a également été au cœur de la tourmente lorsque le syndicat de ses employés a partagé un message sur le réseau social X (ex-Twitter) indiquant : « Solidarité avec la Palestine ! ». Ce tweet a suscité une réaction hostile de la part de plusieurs groupes pro-Israël à la suite de laquelle Starbucks a décidé de poursuivre le syndicat en justice. L’entreprise s’est ensuite retrouvée sur la liste d’entreprises ciblées par le boycott et jugées complices des bombardements israéliens en Palestine.
Dans le cadre d’une campagne publicitaire de Noël, c’est l’enseigne britannique Mark&Spencer qui a été accusée par les internautes pro-palestiniens de livrer un message subliminal à l’encontre de la Palestine sur le réseau social Instagram. Le post Instagram mettait en scène un chapeau en papier aux couleurs similaires à celui du drapeau palestinien brûlant dans une cheminée. Cette image était accompagnée de l’hashtag : « #LoveThismasNotThatmas » interprétée comme un jeu de mot entre « Christmas » et « Hamas ». La marque a ensuite publié un communiqué afin de démentir les accusations devenues virales sur les réseaux sociaux et présenter des excuses. Le post a ensuite été retiré du compte Instagram de la marque et de sa campagne publicitaire.
La planète business, divisée plus que jamais
L’actualité brûlante du dossier israélo-palestinien a également ébranlé le monde de l’influence. Comme les marques, certains influenceurs ont subi une pression par leur communauté d’abonnés concernant leur mode de consommation, notamment les produits jugés pro-Israël faisant l’objet du boycott.
Habituées aux formats courts et à l’hyper-réactivité des réseaux sociaux, certaines entreprises se démarquent par leur prise de position en amont du bras de fer entre les entreprises et les consommateurs. À la suite de son soutien immédiat en faveur des civils palestiniens, Huda Kattan, fondatrice de la marque Huda Beauty et influenceuse américaine, a reçu de vives critiques de la part de consommateurs pro-israéliens exprimant leur déception et appelant au boycott de ses produits.
Source : Instagram
La prise de position des créateurs de contenu a également déclenché une guerre des valeurs dans le monde des affaires. Certaines entreprises se sont désolidarisées de leurs partenaires influenceurs pour positionnement politique contraire aux valeurs défendues par l’entreprise. La filiale française de la marque chinoise d’appareils électroménagers Tineco a rompu son contrat avec leur partenaire influenceuse Sara Elat, en raison du risque pour l’entreprise de se voir associer sa prise de position pro-Palestine sur les réseaux sociaux.
Source : TikTok, 31 octobre 2023
De même, le club de foot allemand FSV Mainz 05 a annoncé le licenciement immédiat du footballeur hollandais Ahmed El Ghazi en réponse aux déclarations et publications du joueur en faveur du peuple palestinien sur les réseaux sociaux.
Vers une RSE géopolitique des entreprises ?
Longtemps associée à une affaire d’experts en histoire et sciences sociales, la géopolitique devient un point central à mesure que son impact sur la réputation des entreprises est de plus en plus aigu.
Les entreprises sont alors devenues des agents politiques et font partie intégrante des rapports de force géopolitiques, même si leur secteur ne relève pas directement d’enjeux de souveraineté économique. L’ampleur du phénomène de boycott montre que les enjeux de politique internationale ne peuvent plus être ignorés par le monde des affaires.
Les accusations de violation des droits de l’homme envers la communauté ouïghoure en Chine, la guerre entre l’Ukraine et la Russie et le conflit Israël-Hamas confirment les affirmations de Tony Langham, co-fondateur de Lansons, une société de relations publiques britannique : “Il est révolu le temps où la ligne de conduite la plus sûre pour une entreprise était de garder le silence sur la géopolitique. […] Cela peut parfois s’avérer plus risqué que de prendre position.“
A mesure que l’actualité géopolitique divise la planète business, il n’est pas exclu que la responsabilité sociale d’entreprise (RSE) intègre ces questions en y ajoutant officiellement le « G » de géopolitique. Dans cette nouvelle « RSGE », la nécessité de se forger une connaissance pointue de l’actualité permettra aux entreprises de mieux garantir la communication de crise et la continuité d’activité. En intégrant une profonde compréhension de l’échiquier géopolitique mondiale, les entreprises ont la possibilité d’anticiper un narratif cohérent et de réduire le clivage croissant avec la société civile.
Sarah Bruneau
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