Consortium for Common Food Names, le lobby américain qui vise le démantèlement des labels agricoles européens

Depuis près de 30 ans, les États-Unis attaquent les différents labels agricoles européens. En 2012, le consortium for Common Food Names représentant les lobbys agricoles américains est créé, la veille des négociations sur le TAFTA, avec un seul objectif : soumettre l’Union Européenne à la suppression de ses labels protégeant son agriculture. 

En 1935, la France crée une loi construisant le concept d’Appellation d’Origine Contrôlée (AOC) pour défendre son marché du vin, qui s’élargit en 1990 pour l’ensemble des produits agricoles et alimentaires. Cette réglementation incite l’Union Européenne en 1992 à créer l’Appellation d’Origine Protégée (AOP), l’équivalent européen de l’AOC. Ces lois protègent les producteurs locaux, leur savoir-faire, tout en garantissant l’origine de leurs produits. Ces normes suscitent toutefois le mécontentement des États-Unis, leurs producteurs estimant que ces produits ne devraient pas être limités à une région géographique spécifique.

Une victoire américaine sur l’assouplissement des labels européens

En 2003, les États-Unis accompagnés de 9 pays (dont la Chine, le Brésil, l’Inde ou encore le Canada) saisissent l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) contre cette réglementation et obtiennent gain de cause. Les victoires des États-Unis portent principalement sur la simplification des procédures de reconnaissance et de contrôle des AOP/IGP, réduisant ainsi les barrières douanières pour les producteurs non-européens. En réponse, la France crée un nouvel Institut National de l’Origine et de la Qualité (INAO), chargé de la mise en œuvre de la politique française relative aux labels alimentaires, ajustant ainsi la gestion des AOP et IGP pour se conformer aux décisions de l’OMC. Ce nouvel INAO renforce l’intégrité des certifications, tout en assurant une meilleure cohérence et adaptation aux normes internationales. Ces changements au niveau continental incitent cependant les autres États désireux d’obtenir des labels européens à adopter des normes similaires.

Objectifs du CCFN : affaiblir les normes européennes

Le Consortium for Common Food Names (CCFN) est créé en 2012 aux Etats-Unis, à la veille de l’ouverture des négociations sur le traité de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis, le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TAFTA). Ils considèrent que les noms des aliments ne devraient pas être protégés par des labels trop contraignants. 

Le site web du Consortium l’explicite clairement : 

Capture d’écran de la page d’accueil du site web du CCFN 
Capture d’écran de la page d’accueil du site web du CCFN 

Le CCFN s’en prend ici à la protection de la production italienne de parmesan , et plus largement, à l’ensemble des produits protégés par les signes officiels de la qualité et de l’origine (SIQO) européens. Ce consortium s’érige en figure de proue de la contestation contre les politiques d’appellations contrôlées de l’Union Européenne. En défendant l’usage de noms génériques pour des produits emblématiques, tels que le parmesan ou le chorizo, contre les tentatives d’exclusivité par des indications géographiques strictes, le CCFN cherche à réduire la portée des SIQO européens.

Le droit américain utilisé comme arme économique

L’une des actions offensives la plus importante du CCFN aux Etats-Unis est à l’encontre de l’appellation « gruyère ». Les tribunaux américains ont statué, en janvier 2022 puis confirmé en appel en mars 2023, que le terme «gruyère» pouvait désigner des fromages produits non seulement en France et en Suisse, pays titulaires respectivement des labels IGP (Indication Géographique Protégée) depuis 2007 et AOP (Appellation d’Origine Protégée) depuis 2011, mais aussi ailleurs dans le monde, et notamment aux Etats-Unis.

Cette décision serait le résultat d’une longue tradition de production locale américaine qui, depuis les années 1980, aurait généralisé l’usage du nom « gruyère », le transformant en un terme générique aux États-Unis. Face à cette situation, les efforts des interprofessions franco-suisses pour protéger l’exclusivité de l’appellation ont été vains face au lobbying du CCFN qui avançait que les américains utilisaient le terme « gruyère » pour désigner exclusivement un fromage, et non son lieu de production.

La modification des accords de libre-échange

Ce lobby s’est également imposé dans les négociations de l’Accord entre le Canada, les États-Unis et le Mexique (ACEUM, remplaçant de l’ALENA). Le CCFN affirme avoir fait pression auprès des Etats-Unis pour accroître la possibilité de remise en question de certaines des indications géographiques dans l’accord ACEUM. 

L’ALENA permettait déjà le refus de reconnaissance d’indication géographique. L’ACEUM précise cependant des critères bien plus précis pour contester une IG protégée provenant de l’un des trois pays signataires, particulièrement si elle représente un terme usuel pour un produit dans l’un des trois pays. Ces critères sont précisés à l’article 20.32 de l’ACEUM, et incluent l’examen de l’utilisation du terme dans des sources de référence telles que des dictionnaires et des sites web, l’analyse de la manière dont le produit est commercialisé et utilisé commercialement, l’évaluation de son inclusion dans des normes internationales, et la considération de son usage pour des produits importés. De plus, cet accord permet la remise en cause des indications géographiques protégées ou reconnues par le biais d’accords internationaux. L’un des points principaux permettant de remettre en cause une IG internationale, donc potentiellement européenne, est que l’accord international doit appliquer des procédures et des motifs de refus ou d’opposition qui sont au moins équivalents à ceux prévus par l’ACEUM, (article 20.35), remettant le droit américain au premier plan.

Ces mesures répondent aux aspirations du Consortium for Common Food Names qui vise à contester les IG européennes, offrant ainsi aux producteurs nord-américains la possibilité de remettre en question la protection accordée à certains produits agricoles européens. L’accord apporte des précisions importantes sur la gestion des indications géographiques. Cet accord permet donc aux producteurs américains de remettre en cause les IG européennes au Mexique ainsi qu’au Canada sur l’ensemble des produits protégés par l’Europe comme le parmesan, le gruyère, ou encore le Champagne.

Pourtant, ces produits français ou italiens, sont, au-delà des leviers économiques stratégiques, au cœur de stratégies d’influence. La gastro-diplomatie, ou diplomatie culinaire, ainsi que les arts de la table, sont identifiés en France depuis des siècles comme un moyen de défendre la notoriété française. La gastronomie et l’alimentation sont par ailleurs des secteurs attaqués lors de conflits entre les Etats, et particulièrement par les États-Unis envers la France. Lors du refus français d’intervenir en Irak en 2003, les États -Unis avaient notamment boycotté les produits français, menant alors à une perte de revenus pour l’industrie agricole française. Ils avaient par la même occasion renommé les french fries par freedom fries, montrant que la France serait du côté des dictatures, portant un autre coup sur la réputation des produits français.

Les décideurs américains aux mains des lobbyistes

Un consortium est un groupe ou une association formée par plusieurs entreprises, organisations ou entités, qui s’unissent pour atteindre un objectif commun. Le CCFN est un groupe de pression créé par les lobbys agro-alimentaires américains. Ces lobbys, présents depuis des décennies, sont très fortement reliés avec le Congrès américain. Ils ont parfois adopté des positions en contradiction flagrante avec les consensus scientifiques, à l’instar de l’American Farm Bureau Federation qui, jusqu’en 2019, ne reconnaissait pas le réchauffement climatique et s’opposait aux taxes sur le carbone.

cartographie du lobby agricole CFN

Comme le montre cette cartographie, les directeurs des affaires publiques et leurs présidents sont nombreux à être passés au Congrès américain en tant que conseillers, et disposent d’un réseau politique très fort et bipartisan. Ainsi en 2020, le CCFN revendique avoir obtenu le soutien de 61 sénateurs et de 111 membres de la Chambre des représentants pour faire pression sur le Représentant au Commerce des États-Unis et le Secrétaire à l’Agriculture, afin de combattre les indications géographiques et organiser la défense des noms communs de produits alimentaires américains.  

Le lobbying aux Etats-Unis est un levier bien identifié pour défendre les intérêts nationaux face aux intérêts étrangers. D’après le Center for Responsive Politics, l’agriculture est le onzième secteur sur 79 comptant le plus de lobbyistes actifs, avec 1 798 professionnels ayant interagi au niveau fédéral, devant des secteurs stratégiques comme les télécommunications, l’aviation et les ressources naturelles. Face à une telle structuration de la défense des intérêts US, et de l’utilisation de leur propre droit pour attaquer les produits européens, il est vital que les pouvoirs publics français, européens, soutiennent davantage les agriculteurs – et leurs produits légitimement protégés.

Bastien Isambert 

Pour aller plus loin :