Après avoir décrypté l’histoire du panafricanisme, et cartographié les différents acteurs contemporains qui se revendiquent de cette école de pensée pour cibler la France, le rapport du Club Influence de l’AEGE s’attarde sur les moyens d’actions des panafricanistes radicaux. Cette ultime partie décrit de manière opérationnelle la façon dont les panafricanistes organisent des campagnes médiatiques contre la France afin d’affaiblir sa position sur le continent africain.
Des campagnes offensives centrées sur l’utilisation de relais médiatiques
Diffusion-amplification, le diptyque élémentaire de la guerre de l’information
La totalité des opérations informationnelles des acteurs panafricanistes suivent le modèle le plus élémentaire de la guerre de l’information, à savoir le diptyque diffusion-amplification. Ce dernier consiste simplement en la diffusion par un acteur ou un média d’un contenu porteur du narratif voulu. Ce contenu initial est ensuite repris et amplifié artificiellement par toute une série d’acteurs, avec pour objectif de toucher une audience la plus simple possible.
La diffusion initiale peut être l’objet d’un média, d’un journaliste, d’un blog, d’un influenceur ou d’un citoyen quelconque. De la même façon, l’amplification peut être organique, c’est à dire causée par la viralité intrinsèque du contenu (qui pousse de nombreux internautes à le republier). Mais elle peut aussi être artificielle, c’est-à-dire coordonnée en amont, en mobilisant plusieurs ONG, journaux, médias, radios, pages Facebook ou bots, tous complices, qui vont massivement reprendre le contenu pour lui donner une audience décuplée.
Cette méthode de fonctionnement est propre, de manière générale, à tous les acteurs tentant de mener une guerre de l’information à leur cible. Et les panafricanistes n’y font pas exception, employant ces mêmes méthodes.
Caisses d’amplification : l’exemple de Kémi Séba au Niger
Il convient ici de donner un exemple concret de la façon dont ce «buzz artificiel » peut être organisé, pour donner un effet de masse difficilement atteignable de manière authentique. L’exemple donné ci-après est celui de la visite de Kémi Seba au Niger suite au récent coup d’Etat, pour y rencontrer le Général Tiani. Kémi Seba a communiqué sa présence dans le pays sur ses comptes de réseaux sociaux personnels le 29 septembre, via un court communiqué, très clair dans sa critique de la France : « Les panafricanistes que nous sommes soutiendront le général Tiani et le CNSP jusqu’au bout contre l’impérialisme. [Le Niger] compte sur nous pour la destruction totale de la Françafrique. »
Une simple requête circonstanciée permet de cartographier l’intégralité des comptes qui ont directement repris, au mot près, le communiqué de Kémi Séba. Ce communiqué est d’abord partagé par les caisses d’amplification du premier cercle, c’est-à-dire les mouvements et médias directement liés à Kémi Seba, et que ses militants contrôlent. Mais le contenu est ensuite repris plus largement par un ensemble hétéroclite de plusieurs médias africains, qui se revendiquent ou non du panafricanisme, mais qui reprennent l’argumentaire de Kémi Séba et amplifient son message. En tout, il a été possible d’identifier 57 médias différents qui ont simultanément re-partagé le communiqué de Kémi Séba, en en faisant un copié-collé. L’intégralité des publications qui reprennent le contenu de Kémi Séba le sont dans un laps de temps très court, moins de quarante huit heures, pour une audience cumulée atteinte d’environ 9 millions de personnes, dans onze pays, principalement africains, mais aussi le Canada francophone et la France.
L’infographie ci-après fournit un résumé visuel de la façon dont ce communiqué s’est répandu. Pour des raisons de lisibilité, il a été décidé de ne faire apparaître que les comptes qui ont été identifiés comme appartenant à la même « vague de publication », c’est à dire tous les comptes qui ont partagé le communiqué de Kémi Séba entre le 1er Octobre 2023 à 18:20 et le 1er Octobre 2023 à 18:40. Un court laps de temps, qui confirme l’aspect inauthentique de cette campagne massive visant à promouvoir le communiqué de Kémi Séba. Tous les médias sont des « médias indépendants » présents principalement sur Facebook. La plupart n’ont soit pas de ligne politique affirmée, soit ils montrent un clair soutien aux différents putschistes des pays du Sahel.
Création de médias artificiels pour relayer et crédibiliser son narratif
Ce cas concret récent n’est qu’un exemple parmi des dizaines d’autres de la façon dont les panafricanistes radicaux, en créant des médias de toutes pièces ou en intégrant des médias existants, sont parvenus à se doter de caisses de résonances leur permettant d’amplifier n’importe quel message, à commencer par les messages véhiculant leur narratif anti-français. Le dossier complet livre un inventaire global des différentes stratégies employées par les acteurs panafricanistes pour s’assurer de la diffusion de leurs narratifs dans toutes l’Afrique.
Sur ce point précis, de la diffusion des narratifs et de leur amplification, un lieu commun impute aux Russes, notamment, une très importante responsabilité dans la guerre de l’information menée par ces groupes contre la France. En réalité, si le rôle des Russes est indéniable, la Russie n’est pas le seul pays qui dessert les intérêts français en fournissant un soutien tacite aux panafricanistes.
La place croissante des acteurs politico-médiatiques étrangers
La Russie, au centre d’un réseau de médias internationaux et africains emblématiques
De tous les acteurs étrangers actifs en Afrique Francophone pour nuire à la France, la Russie est probablement le mieux organisé et le plus agressif. Dès 2018/2019, la Russie s’est dotée, via le groupe Wagner notamment, d’un important réseau de médias internationaux et de médias africains, qui devaient servir de caisses de résonance pour répandre à l’internationale les arguments et narratifs favorables à la Russie. En Centrafrique, premier pays où le groupe Wagner s’est véritablement implanté durablement, les Russes ont mis sur pied un ensemble de vrais-faux médias, dont les plus emblématiques sont probablement Radio Lengo Songo, Kodoro236 ou encore Bangui Buzz. Ces médias, en apparence gérées par des Centrafricains, étaient en fait pilotés directement par le groupe Wagner à travers le « Bureau d’Information et de Communication » (BIC), l’organe d’influence rattachée à la présidence de la république centrafricaine. Ces différents médias ont produit une multitude d’articles hostiles à la France, parfois repris par des influenceurs panafricanistes. Et inversement, ces différents médias ont eux même régulièrement repris les contenus de divers acteurs, pour les amplifier au niveau local, en RCA.
Peu à peu, la Russie s’est décentrée de la RCA pour reproduire cette stratégie gagnante, s’implanter dans une multitude d’autres pays, en lançant des médias équivalents dans ces différents pays, mais aussi en lançant des médias « transnationaux », comme Afrique Média TV ou Radio Révolution Panafricaine, liés directement au groupe Wagner via MM. José Matemulane et Justin Taghou. La Russie a ainsi pu développer son influence cognitive en Afrique en externalisant cette influence médiatique offensive au groupe Wagner, via son volet médiatique qu’est l’agence de presse Ria Fan et le groupe de presse Patriot. Ces médias créés par la Russie pour amplifier les discours anti-français et amplifier les discours pro-russes ont accompagné la montée en puissance des différentes juntes défiant l’Occident et prenant le pouvoir dans la zone sahélienne. Le rôle joué par les Russes n’est certainement pas la cause unique de la montée en puissance du discours panafricaniste, qui aurait de toute façon trouvé un écho dans les populations locales africaines. Mais l’amplification coordonnée des communiqués, des rumeurs et autres critiques contre la France, a permis un bouleversement cognitif majeur en très peu de temps, là où il est probable que sans l’action russe il aurait nécessité de longues années.
Le rôle de la Russie est donc acquis et désormais bien documenté. Pour autant cet État n’est pas le seul à avoir un rôle qui dessert la position française en Afrique francophone. Les attaques informationnelles qui affaiblissent la position française peuvent parfois venir de pays supposément moins hostiles, à l’image des Etats-Unis, de l’Italie, de la Turquie ou du Qatar.
Le soft power des Etats-Unis à l’origine de critiques de la position française en Afrique
Le cas des Etats-Unis est intéressant dans la mesure où c’est essentiellement le soft power américain qui contribue à affaiblir directement et indirectement la position française en Afrique. En effet, plusieurs éditions internationales de l’un des rares médias publics américains, Voice of America, ont régulièrement réalisé des articles très critiques de la position française en Afrique, développant des argumentaires simplistes laissant sous-entendre que la France se livre sur le continent à une politique néo-coloniale voire impérialiste. Le fait que ce soit le média Voice of America qui promeuve ces discours n’est pas un hasard : le média est héritier de la United States Information Agency (USIA), fondée par Eisenhower dans le contexte de la Guerre froide pour « influencer les publics étrangers et promouvoir les intérêts américains ». Dans un registre proche, la sortie du film hollywoodien Black Panther II, montre des mercenaires pillant des ressources rares africaines. Ces mercenaires sont représentés habillés en uniformes français, une analogie qui cause une confusion vis-à-vis de l’action de la force Barkhane au Sahel. Ces images ont fait réagir jusqu’à la classe politique française, qui s’est indignée de ce choix cinématographique qui vient renforcer les critiques contre la France. Un choix d’autant plus important que les films Black Panther, qui célèbrent des héros noirs luttant pour l’indépendance d’un royaume fictif (le Wakanda), sont des films extrêmement appréciés par les populations africaines.
Les Etats-Unis ne sont pas la seule puissance alliée de la France à s’en prendre à l’influence française en Afrique. Ainsi, un nombre important de partis populistes européens, comme la Ligue du Nord (LEGA) ou le Mouvement 5 Étoiles (M5S) ont abondamment utilisé le Franc CFA pour critiquer la politique africaine de la France. La Première ministre italienne elle-même, Giorgia Meloni, du parti Frères d’Italie (FdI) a brandi un billet de Franc CFA lors d’une intervention télévisée sur la chaîne LA7 pour dénoncer la posture « néocoloniale » de la France. Et ce dans un contexte de conflit diplomatique franco-italien lié à la Libye, au Mont Blanc et surtout à la crise migratoire en Europe du Sud.
L’exploitation des acteurs externes, clé de la stratégie informationnelle panafricaniste
Dans le cas américain comme dans le cas italien, le fait que des médias, des films ou des hommes politiques occidentaux critiquent la position de la France en Afrique a bien évidemment été repris et utilisé par les influenceurs ou les canaux panafricanistes. Ils se saisissent de cette opportunité de réutiliser et diffuser ces contenus. Ainsi, aujourd’hui sur Facebook l’une des vidéos les plus vues pour critiquer le Franc CFA n’est pas une vidéo de Kémi Seba ou d’un quelconque collectif contre le France CFA ; c’est celle d’un membre du parti italien M5S dénonçant la politique française en Afrique. Autrement dit, les acteurs panafricanistes utilisent chaque contenu externe à leur cercle et l’utilisent en l’amplifiant pour servir leur discours.
D’autres pays apparaissent par ailleurs comme jouant un rôle clé dans la stratégie informationnelle panafricaniste visant actuellement la France : il s’agit de la Turquie et du Qatar. Ces deux pays, pour des raisons essentiellement diplomatiques et politiques, utilisent leurs médias pour créer et diffuser du contenu dénonçant le « néo-colonialisme » français, le pillage de l’Afrique par la France, et autres arguments. Cela est particulièrement visible dans le cas d’Al Jazeera (Qatar), mais aussi de TRT et d’Anadolu (Turquie), les principaux médias de ces pays, dont la quasi-totalité des articles concernant la France et l’Afrique ont une teneur exclusivement négative, voire totalement dénigrante. Le cas d’Al Jazeera est d’autant plus intéressant que la chaîne a fait le pari de créer un sous-média, AJ+. Il vise exclusivement un public présent sur les réseaux sociaux, vers lesquels il publie donc un contenu beaucoup plus engagé et radical politiquement et ciblant la politique africaine de la France dans de très nombreuses vidéos.
Ces contenus, produits par les grands médias turcs et qataris sont également repris, diffusés et amplifiés par les acteurs panafricanistes, profitant d’un contenu créé avec des moyens professionnels extérieurs pour servir leur narratif. Dans ce cas donc, les panafricanistes sont la caisse de résonance de ces grands médias internationaux. Mais dans d’autres cas, c’est bien l’inverse qui se produit, et les médias turcs et qataris acceptent volontiers d’être les caisses de résonance des groupes panafricanistes.Comme par exemple quand Al Jazeera consacre une interview entière à Kémi Seba, ou quand la télévision turque rapporte l’entretien entre Kémi Séba et Nur Sagman (responsable de la politique africaine du ministère des Affaires Étrangères de la Turquie) en termes dithyrambiques. Le cas turc présente par ailleurs un autre volet d’intérêt : le gouvernement turc a mis en place des formations pour les journalistes africains, visant à leur permettre de « monter en compétence », mais permettant aussi à Ankara d’influer sur le traitement médiatique d’une partie des médias africains. L’objectif d’Ankara est notamment de voir ces journalistes répandre le narratif de l’AKP (le parti d’Erdogan), selon lequel l’Empire Ottoman a été, à l’époque, le principal bouclier de l’Afrique contre la colonisation occidentale.
Il apparaît ainsi clairement que des puissances étrangères jouent un rôle actif dans la stratégie anti-française des panafricanistes. Pour autant, comme cela apparaît dans le reste de l’article est dans le dossier, il serait illusoire de vouloir imputer la responsabilité unique de la perte d’influence française à la seule influence de ces acteurs étrangers, sans saisir qu’il existe en réalité un mouvement d’opinion plus profond, en Afrique, qui n’a besoin ni des Russes, ni des Américains ou ni des Turcs pour s’organiser, grossir et remettre en question la position française. Ce grand défi qui se pose à la France nécessite une réponse appropriée.
Quelle réponse française dans cette guerre de l’information continue ?
Une défaite informationnelle sur les nouveaux champs de conflictualité de la guerre moderne
Face à cette tenaille informationnelle, la perte d’influence de la France en Afrique s’impose comme une défaite. Cet échec doit conduire la France à totalement réorganiser sa façon de concevoir la place des champs immatériels ainsi que des opérations non-cinétiques, cognitives et psychologiques dans sa doctrine militaire, mais aussi dans son dispositif diplomatique.
La défaite de la France dans cette guerre informationnelle est, selon les auteurs du rapport, un tournant de la guerre moderne : chacun sait qu’il est désormais possible de détruire un empire par des tweets, de l’agit-prop de rue et un bon usage des réseaux sociaux. Cela signifie que ce nouveau champ des conflictualités va être sur-investi par des dizaines d’acteurs, étatiques ou non. Et donc qu’il va aussi être investi par les adversaires de la France.
Une contre-offensive organisée et volontariste est encore possible afin de reprendre l’initiative dans la sphère des représentations et des perceptions et de construire une doctrine efficace pour agir dans ces sphères. L’enjeu ici n’est plus pour la France de se maintenir en Afrique selon son modèle passé. L’enjeu ici est plutôt de permettre un désengagement en douceur de la France en Afrique, tout en évitant que la place ne soit prise par des acteurs hostiles à l’hexagone et tout en préparant un éventuel retour, plus tard, sur le continent africain.
Identifier les barrières déontologiques françaises : quelles limites pour gagner ?
Ni universitaire, ni journalistique, ni politique ou de doctrine, ce rapport cherche avant tout à ouvrir le débat et à susciter des réactions. Cela pour identifier ce que la France est prête à faire mais aussi pour identifier les limites qu’elle se refuse à franchir, même pour « gagner ». Ce dernier trait, l’éthique de la guerre et l’éthique dans la guerre, étant une boussole morale qui doit évidemment guider l’action des décideurs, y compris dans la guerre informationnelle.
Les discours panafricanistes (qu’ils proviennent des acteurs historiques modérés ou bien des radicaux qui étaient au cœur de ce travail), ont acté une forme de divorce entre les nations africaines et leur ancien tuteur colonial. Un retour français en Afrique, s’il doit un jour se produire, nécessitera donc la formalisation d’une nouvelle relation, à la fois sur le plan politique, sur le plan économique mais surtout sur le plan moral.
Constater, assumer et prendre de la hauteur pour intégrer les revendications panafricaines
Selon le rapport, une lecture incorrecte de la situation en Afrique serait de vouloir imputer aux panafricanistes radicaux, aux Russes ou aux « décoloniaux » français un rôle dans cette débâcle informationnelle. En réalité, ces différents acteurs n’ont fait qu’exploiter un état de fait : le mal-être d’une partie de la population africaine. Conscients d’être les héritiers d’une histoire immensément riche, d’un continent prospère, les peuples africains se sentent humiliés de ne pas trouver leur place dans le concert des nations malgré leurs richesses, en raison notamment du rôle qu’a pu jouer la France pendant de longues années.
Une grosse erreur de la France serait de voir dans les manifestants qui s’opposent à elle une armée d’ennemis. Par sa surdité aux critiques, la France s’est certes faite beaucoup d’adversaires, mais n’a en réalité que très peu de vrais ennemis en Afrique. Et l’objectif de ces quelques ennemis est justement de plonger les décideurs français dans une confusion aveugle, qui pousserait la France à agir avec empressement et manque de discernement.
Cette défaite informationnelle en Afrique a donc le mérite de permettre à la France de restructurer sa façon de penser les confrontations modernes, notamment dans les champs immatériels. Avec une prise de hauteur pour écouter, comprendre et intégrer une partie des revendications panafricaines, Paris sera ainsi à même de proposer une réponse qui répondra à la grande crise existentielle que traverse l’Hexagone en Afrique.
Club Influence de l’AEGE
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