Plus d’un siècle après la chute de l’Empire ottoman, la Turquie cherche encore son positionnement géopolitique. Après avoir reflué de la péninsule balkanique, elle y effectue depuis quelques décennies, un grand retour, entre néo-ottomanisme et erdoğanisme. En utilisant des leviers économiques, diplomatiques, culturels et en développant son influence, le pays affiche toujours plus ses ambitions régionales.
Aujourd’hui armée d’atouts importants, la Turquie manifeste une véritable volonté de puissance. Incarnée par Erdoğan, cette politique, fondée sur des bases religieuses, culturelles et économiques, ne se contente pas de viser une simple quête d’influence. Elle reflète également l’ambition profonde de la Turquie de redéfinir sa place, son rôle et son image dans son espace proche.
Entre volonté de puissance et néo-ottomanisme, la Turquie oscille
Dans le contexte complexe des relations internationales contemporaines, la Turquie, sous la direction d’Erdoğan, occupe une place distincte grâce à une politique étrangère oscillant entre visées néo-ottomanes et l’ambition de s’ériger comme une grande puissance régionale. Dans la péninsule balkanique, cette démarche ne se cantonne pas à des initiatives diplomatiques conventionnelles, mais s’appuie sur un assemblage de relations religieuses, culturelles et économiques, exploitant l’héritage de l’Empire ottoman et l’importance de l’islam. En revendiquant cet héritage, le président Recep Tayyip Erdoğan aspire non seulement à consolider les liens existants, mais également à s’établir en tant que figure de proue spirituelle et politique, promouvant la Turquie comme le protecteur des communautés musulmanes de la région.
L’erdoğanisme, qui caractérise le régime actuel, repose sur quatre piliers essentiels : un autoritarisme manifesté par un contrôle électoral rigide ; un néo-patrimonialisme illustrant une économie où les ressources sont attribuées pour renforcer la loyauté envers le régime ; un populisme servant de stratégie politique pour engager le soutien populaire ; et un islamisme adopté comme idéologie politique pour cimenter une légitimité religieuse. Ce cadre s’observe à travers des efforts considérables de la part du parti AKP pour positionner la Turquie comme une force incontournable dans le panorama politique balkanique, en exploitant à la fois la coopération économique et le soft power. Par des investissements stratégiques, la réalisation de projets d’infrastructures majeurs et le financement d’initiatives éducatives et religieuses, Ankara vise à établir des connexions profondes qui vont au-delà des interactions commerciales pour s’intégrer dans le tissu social et politique des pays visés.
Malgré le départ d’Ahmet Davutoğlu de l’AKP en 2019, l’influence de sa vision néo-ottomane persiste dans la politique étrangère turque, notamment dans les Balkans. Son approche, passant par des phases d’européanisation, d’islamisation post-Printemps arabe et de « Splendide isolement », a profondément ancré l’islamisme, l’anti-occidentalisme, et l’aventurisme dans la stratégie extérieure turque. Cette politique, enracinée à la fois dans l’erdoğanisme et dans l’héritage de Davutoğlu, reflète une fusion d’ambitions internes et géopolitiques, soulignant une islamisation de la politique intérieure et une expansion de l’irrédentisme turco-islamique dans son volet extérieur.
Un terreau balkanique favorable à l’influence turque
La stratégie d’influence de la Turquie en Albanie et au Kosovo s’appuie sur un mélange de diplomatie et de liens religieux, facilitée par l’histoire commune de l’Empire ottoman et la présence significative de l’Islam. Erdoğan utilise cet héritage pour se positionner en tant que leader spirituel et politique, renforçant les liens culturels et économiques tout en promouvant l’image de la Turquie comme protecteur des communautés musulmanes dans ces pays. Ankara soutient ainsi le Kosovo, un État faible nécessitant un soutien extérieur, affirmant ainsi sa présence dans la région. Il en va de même pour la Bosnie-Herzégovine. La Turquie y a renforcé son influence, en particulier auprès de la communauté musulmane bosniaque. Cela s’est manifesté par des investissements significatifs et le soutien à la reconstruction après la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995). Aujourd’hui, la Turquie erdoğaniste étend son action via des événements marquants comme de grands meetings électoraux et une proximité avec certains leaders politiques bosniaques. Le pays peut aussi compter sur la présence, discrète mais bien réelle, d’une branche des loups-gris en Bosnie-Herzégovine. Erdoğan travaille également son image dans les communautés bosniaques de Serbie.
En Bulgarie, la Turquie capitalise sur la minorité turque pour influencer la scène politique. On peut citer l’exemple du petit parti bulgare DOST, dirigé par un leader proche de la Turquie. Cette formation politique, dont le nom signifie « ami » en turc, est née de divisions au sein du DPS, qui rassemblait traditionnellement l’électorat turc bulgare. Les actions de la Turquie, comme l’encouragement du vote pour DOST par des officiels turcs durant les élections, ont été vivement critiquées par des politiciens bulgares comme une ingérence. Par ailleurs, même le leader historique du MDL, Ahmed Dogan, accuse ouvertement le président turc Erdoğan de contribuer à la dégradation des liens entre les deux pays. En parallèle, la Turquie utilise également la présence de minorités turques en Macédoine du Nord pour renforcer son influence régionale. Tirant parti de l’instabilité et des tensions du pays avec ses voisins, Ankara essaye de renforcer ses liens avec le pays et se pose en protecteur des Turcs à l’étranger.
Finalement, on constate donc qu’en matière de relations internationales, « l’erdoğanisme » marque une rupture significative avec l’approche kemaliste traditionnelle, qui privilégie une approche nationale couplée à la laïcité. En parallèle, la stratégie balkanique turque passe par le renforcement des relations avec la Serbie et la Hongrie. La Turquie cherche ainsi à s’assurer de leur neutralité, voire de leur soutien. On peut citer l’organisation d’événements comme la rencontre entre Recep Tayyip Erdoğan, Viktor Orbán, Aleksandar Vučić et Milorad Dodik (Republika Srpska). Par ailleurs, le Premier ministre hongrois insiste sur « le rôle vital de la Turquie dans l’établissement d’une architecture de sécurité européenne », considérant sa participation comme essentielle à la stabilité du continent. Du côté serbe, les efforts de la Turquie portent également leurs fruits, malgré son soutien au Kosovo. On en arrive même au point où les Turcs parviennent à vendre des drones militaires à la fois à la Serbie et au Kosovo.
Économie et politique, deux facettes d’une même pièce
La Turquie, sous l’égide de l’AKP, a progressivement consolidé son statut de nouveau parrain dans les Balkans, un rôle historiquement dominé par des puissances européennes et, dans une moindre mesure, par les États-Unis. Au cœur de cette ascension réside une stratégie économique agressive et diversifiée, qui a vu les échanges commerciaux et les investissements directs étrangers (IDE) turcs dans la région exploser.
Dans des pays comme la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo, la Turquie se positionne comme un acteur économique important. Avec des investissements annuels moyens considérables, la Turquie se dresse comme l’un des principaux investisseurs étrangers, ciblant des secteurs clés tels que les infrastructures, l’énergie et la finance. Le financement et la construction de projets d’infrastructure majeurs, comme l’autoroute Sarajevo-Belgrade, illustrent l’engagement turc en Bosnie-Herzégovine. Au Kosovo, l’impact turc est palpable dans le secteur des infrastructures, notamment à travers des projets autoroutiers et la gestion de l’aéroport international par des entreprises turques, ainsi que dans l’énergie et le secteur bancaire. Cette tendance s’étend également à la Macédoine du Nord, au Monténégro et à l’Albanie, où, bien que les investissements turcs soient moins volumineux qu’en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, leur croissance constante renforce la présence économique turque. En Albanie, par exemple, les investissements turcs se chiffrent à une moyenne annuelle de 10 millions de dollars, ciblant des secteurs diversifiés allant de la construction d’aéroports à la présence notable d’entreprises turques dans divers domaines économiques. On a donc une approche politique sophistiquée, où la politique et l’économie s’entremêlent étroitement. La Turquie, se positionnant comme le troisième investisseur en Albanie, a financé des projets d’infrastructure de grande envergure comme « l’Autoroute de la Nation » reliant le Kosovo à l’Albanie. On s’aperçoit également qu’au Kosovo, l’ambassade turque finance des projets agricoles à condition qu’ils y apposent le nom d’un sultan.
Ce genre de pratique s’est également retrouvé lors de la traque de la confrérie Gülen, accusé d’avoir participé à la tentative de coup d’État de 2016. Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a mobilisé l’influence économique de son pays pour renforcer ses demandes auprès des gouvernements des Balkans occidentaux, notamment l’Albanie, le Kosovo, et la Bosnie-Herzégovine, pour qu’ils prennent des mesures contre les écoles gülenistes et enquêtent, voire arrêtent, les journalistes et personnalités publiques critiques envers son régime. Cette pression se manifeste par des menaces de réduction des liens économiques avec ces États si ceux-ci ne se conforment pas aux demandes d’Ankara. Ces pressions ont progressivement porté leurs fruits et la Turquie erdoğaniste en a profité pour implanter la fondation Maarif, créée en 2016, en substitut.
Sur un autre registre, on constate que l’approche turque de l’aide au développement se distingue par son absence de conditionnalité et contraste avec les pratiques européennes qui lient souvent l’aide financière à des réformes démocratiques ou sociales. Cette stratégie offre à la Turquie un avantage dans sa quête d’influence, permettant une pénétration plus profonde dans les économies locales sans les contraintes souvent associées à l’aide européenne. Cette expansion économique turque n’est pas sans susciter des inquiétudes, notamment au sein de l’Union européenne. Les initiatives turques, notamment pendant la crise du COVID-19, ont été perçues comme des tentatives d’améliorer son image et d’accroître son influence dans les Balkans, potentiellement en contradiction avec les intérêts européens.
Une stratégie de populisme diplomatique
La Turquie a acquis un crédit substantiel en Macédoine du Nord, parmi les dirigeants politiques ainsi que parmi la population, pour son soutien précoce et constant à l’indépendance et à la reconnaissance du pays sous son nom constitutionnel (République de Macédoine). Ce soutien à un État fragile en conflit avec tous ses voisins a été largement apprécié. Cela a même radicalement modifié l’image traditionnelle du turc/ottoman auprès des Macédoniens. On retrouve la même chose avec la Bosnie-Herzégovine puis le Kosovo. A chaque fois, la Turquie était l’un des premiers pays à reconnaître ces États comme indépendants. La Turquie de Erdoğan peut aujourd’hui exploiter cette stratégie en optant pour une politique encore plus volontaire.
Sur un autre plan, on peut également citer les réactions de soutien à Erdoğan et à son gouvernement par des populations albanaises et bosniaques de la région pendant la tentative de coup d’État de 2016 en Turquie. Cette démonstration d’affinité souligne l’influence croissante de la Turquie dans la région. On peut noter que cette aura se déploie jusque dans le Sandzak (Serbie) où la population est majoritairement bosniaque. Dans ce contexte, le président Turc n’hésite pas à jouer sur les symboles pour ancrer le narratif turc dans les Balkans. On peut noter sa déclaration en 2013 lors de l’inauguration de l’aéroport de Pristina, affirmant que « la Turquie, c’est le Kosovo, et le Kosovo, c’est la Turquie ». Aujourd’hui, certains poussent la comparaison en plaçant Erdoğan dans le rôle du « Sultan » et le Premier ministre albanais Edi Rama en celui de « Pacha ».
Les outils de construction du narratif Turc dans les Balkans
Parmi les outils clé de la stratégie turque figurent la Direction des Affaires Religieuses, ou Diyanet, et l’Agence Turque de Coopération et de Coordination (TIKA), deux institutions ayant pris une importance croissante, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Erdoğan. Effectivement, la Diyanet est devenue un outil primordial, mettant l’accent sur le financement et la construction de mosquées ainsi que d’établissements éducatifs islamiques. Cette démarche vise à renforcer les liens culturels et politiques avec les nations balkaniques, notamment à travers des projets phares comme les mosquées Et’hem Bey et celle de Namazgah à Tirana. Bien que présentée comme une initiative pour promouvoir un islam modéré, l’action de la Diyanet est perçue par certains comme une tentative d’Ankara d’implanter une vision politique islamique conforme aux intérêts du gouvernement d’Erdoğan. Cette stratégie soulève des inquiétudes concernant l’espionnage et l’ingérence turque, avec des critiques pointant du doigt l’utilisation de la Diyanet pour influencer les communautés musulmanes locales et promouvoir un islam politique.
De son côté, la TIKA joue également un rôle central dans la diplomatie publique balkanique de la Turquie, en lançant une série de projets de développement, d’aide humanitaire et d’initiatives culturelles. Parmi les initiatives notables, la TIKA finance la restauration de monuments historiques et la construction d’infrastructures publiques essentielles, telles que des écoles et des centres culturels, contribuant ainsi directement à l’amélioration des conditions de vie des populations locales. De plus, en favorisant des programmes de formation professionnelle et d’assistance technique, la TIKA stimule l’entrepreneuriat et l’emploi dans la région. Ses activités ne se limitent pas au soutien économique, mais englobent également le renforcement des liens culturels, avec pour objectif d’améliorer l’image de la Turquie et de soutenir ses intérêts stratégiques. En combinant une coopération culturelle, éducative et économique, la TIKA contribue à l’établissement d’un narratif turc positif dans les Balkans, reflétant les ambitions d’Ankara de jouer un rôle de premier plan dans le développement et la stabilité de la région.
Dans le même registre, on peut noter la forte présence d’Instituts Yunus-Emre diffusant la langue turque dans les Balkans. On retrouve également des fondations, notamment en Bosnie-Herzégovine, permettant de piloter le déploiement de l’influence turque dans la région. La Turquie s’appuie également sur ses propres médias internationaux, lui permettant de diffuser l’information selon le prisme de ses intérêts. C’est le cas du média TRTWORLD. On observe ainsi comment la branche TRT Balkans souligne les lacunes de l’UE dans le processus d’élargissement et met en avant son rôle positif de la Turquie la présentant comme une alternative crédible à l’Europe.
Avec le retour de la confrontation directe sur le continent, l’Europe ne peut se permettre de se focaliser uniquement, dans les Balkans, sur la guerre d’influence avec la Russie. Il est impératif pour les Européens de rester vigilant face aux autres concurrents régionaux, en particulier quand ils mènent une politique aussi offensive que celle de la Turquie.
Jules Basset
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