Tristes jours, flamboyants lendemains pour les enquêteurs en sources ouvertes (OSINT). Alors que la communauté des “Sherlock Holmes” du web regrette le blocage par Facebook, Twitter et l’administration américaine de pages de partage de techniques spécialisés, le renseignement et les enquêtes sur sources géospatiales s’apprêtent à vivre une petite révolution grâce à des startups et consortiums français.
Le 10 juin dernier, les utilisateurs de l’outil “Graph Search”, qui permettait d’obtenir des informations sur d’autres utilisateurs du réseau social à partir de requêtes par mots-clés, apprenaient que Facebook avait décidé d’y mettre un terme. Quatre jours auparavant, le spécialiste des investigations open-source Michael Bazzel se voyait forcé, sous la pression d’une plainte américaine sur la base du Digital Millennium Copyright Act (DMCA) et d’un mois de violentes attaques DDOS, à retirer de son site web sa très fameuse section d’outils et techniques OSINT. Il s’agissait d’une mine d’or pour les journalistes, les forces de l’ordre et autres enquêteurs privés. Les journalistes d’investigation de Bellingcat se sont d’ailleurs offusqués de ces mesures entravant la capacité d’enquêter sur des crimes de guerre. De même, Twitter enchaine les censures de comptes de ce type et s’apprête à suspendre la géolocalisation des tweets.
Cependant, il existe encore de nombreuses sources d’information spécialisées en la matière, comme OSINT Techniques ou The Many Hats Club, et surtout un écosystème Twitter très dynamique autour de personnalités telles que Michael Bazzel, Henk Van Ess, Jake Creps, Sean Wright, Dutch OsintGuy ou OSINTCurious. Quelques articles listent encore toute une panoplie d’outils intéressants.
En parallèle, de beaux projets commencent à voir le jour en France, qui ambitionnent de révolutionner l’information d’origine géospatiale et donc décupler les capacités de renseignement et d’investigations à base d’images. Celles-ci font partie intégrante de l’attirail de l’enquêteur OSINT comme des services de renseignement. L’efficacité du GEOINT, qui consiste à analyser des images aériennes et à les recroiser avec d’autres images ou informations provenant du sol pour géolocaliser une cible par exemple, dépend en effet intimement de la précision et de la disponibilité d’images aériennes aussi récentes que possibles.
Des nanosatellites français au service du GEOINT de demain
On comprend donc certains des enjeux derrière l’annonce au Salon du Bourget par la startup bretonne UnseenLabs, qui avait levé 7,5 M euros en 2018, de la mise en orbite fin juillet de son premier nanosatellite. La firme soutenue par le ministère des armées développe une constellation d’une trentaine de satellites de renseignement électromagnétique (ROEM) de moins de 10 kilos pour déploiement d’ici 2022 sur des lanceurs tel que l’Electron de Rocket Lab ou le Vega d’Arianespace. Le poids de ces satellites est à comparer aux 130 kilos d’Elisa, satellite actuellement utilisé par le ministère des armées. Aux services de surveillance maritime offerts dès septembre — lutte contre la pêche illégale, les trafics, la piraterie — s’ajouteront ensuite tout un éventail d’applications à destination des marines nationales, douanes, assureurs, armateurs, ONG ou encore groupes pétroliers. « Nous n’avons pas encore eu d’expression de besoins du secteur du journalisme d’investigations, mais oui, typiquement, c’est quelque chose à quoi nous pouvons répondre », précise le directeur d’UnseenLabs Clément Galic. « Par contre, pas question pour nous de renseignement militaire : nous proposons du renseignement civil sans aller sur les platebandes du CERES d’Airbus par exemple », précise-t-il.
« Nous écoutons tout ce qui émet électroniquement à bord des bateaux et recoupons ces données avec les sources externes de données de balises AIS (Automatic Identification System, NDLR) afin d’identifier par delta les bateaux qui n’ont pas d’AIS ou dont les émissions sont suspectes ». Cela permet un suivi quasiment en temps réel par localisation des navires qui coupent leurs balises par exemple, et s’annonce plus fin et moins gourmand en personnel que des satellites, radars et optiques couvrant de vastes zones actuellement. Pour les écoutes électroniques à des fins militaires, les futurs satellites CERES de 450 kilos seront lancés à partir de 2020.
Par ailleurs, l’attribution à Airbus de la mise en œuvre du programme de constellations optiques 3D (CO3D) par le Centre national d'études spatiales (CNES), le GEOINT trouve encore un souffle nouveau. Dans la continuité des satellites Airbus Pléiades Neo de 750 kg prévus pour 2020, dont le très haut niveau de résolution topographique (30 cm) servira les services de renseignement, les données 3D sub-métrique (50 cm) des plus légers satellites CO3D aideront à compter de 2022 à la prises de vues stéréoscopiques et à la cartographie dans le domaine de la sécurité.
Une capacité militaire d’indépendance stratégique
Mais dans le domaine militaire, la ministre des armées Florence Parly a décidé d’aller encore plus loin avec le lancement à partir de 2023 des études de deux nouveaux programmes spatiaux, Iris et Celeste, en remplacement des satellites d’observation optique CSO et d’écoutes CERES. Le programme CSO en cours fournira dès 2020, grâce à sa constellation de trois satellites, des images optiques et infra-rouges de très haute résolution. Airbus Space et Thales Alenia Space sont invités à soumettre leurs propositions. Quant à CERES, un tel niveau de technologie ROEM n’est maîtrisé que par les Etats-Unis, la Russie, la Chine et désormais la France. En somme, même si les deux milliards d’euros annuels investis par la France dans le spatial militaire et civil ne font pas le poids par comparaison aux investissements américains, chinois et russes, l’innovation et la recherche française semblent prendre le bon chemin de l’indépendance stratégique.
Un écosystème français en pleine maturation
Le New Space français peut se prévaloir d’un écosystème récemment consolidé avec des concepteurs de moteurs pour nanosatellites tels que la startup francilienne Exotrail, ou de petits lanceurs spatiaux comme la bordelaise HyPr. Dans le domaine des objets connectés, les constellations de nanosatellites de la startup toulousaine Kineis font aussi des vagues. Ils auraient même déjà récolté 80 M euros de financement en plus du soutien du CNES, à peine un an après le lancement de Kineis. Les objets mobiles en zones isolées et au très faible trafic comme en mer, qui ne peuvent être couvertes par les réseaux terrestres, seront bientôt connectés. Après un démarrage industriel le 21 juin, ces engins permettront d’appuyer la surveillance de migrations animales, de bateaux de pêche ou de plaisance, le fret maritime ou encore le smart farming. Ils s’appuient sur Thales Alenia Space et, pour la réalisation des plateformes et l’intégration des satellites, sur une autre entreprise toulousaine, la pépite Nexeya, qui conçoit et fabrique des équipements innovants critiques pour les forces françaises et notamment des nanosatellites en partenariat avec le CNES. En avril, Nexeya avait failli être rachetée par l’Allemand Hensoldt : le ministère des armées s’était opposé à cette prise de contrôle sur des technologies aussi sensibles. Les activités spatiales et de souveraineté de Nexeya sont désormais protégées au sein d’une nouvelle PME au chiffre d’affaires de 36 M euros pour 200 employés, Hemeria.
La course au New Space est bel est bien lancée en France !
Par Alexis Maloux, Head of Business Intelligence chez Corporate Security and Intelligence