La sénatrice Catherine Morin-Dessailly l’affirme : « L’Europe est en passe de devenir une colonie du monde numérique, à la fois parce qu’elle devient dépendante de puissances étrangères et parce qu’il n’est peut-être pas exagéré de dire que le sous-développement la guette. »
Il faut bien sûr reconnaître les avantages d’internet : la simplification de la vie quotidienne, la démocratisation du savoir, l’établissement de nouveaux liens sociaux, l’accélération de la recherche d’emploi, le potentiel d’accompagnement des personnes handicapées. Mais il est nécessaire d’avoir un regard politique et stratégique sur les mutations numériques en cours et sur leurs incidences sur la souveraineté de l’Europe et de la France.
La maîtrise de l’information est la garantie de la puissance économique et politique. Les données, les empreintes numériques que les individus et les ordinateurs laissent sur Internet, sont les informations stratégiques qui fondent la société de l’information. Ces données sont recueillies par quatre grands acteurs privés américains : Google, Amazon, Facebook et Apple. Face à cette réalité, l’Europe est inerte, l’Europe est dépourvue de chaîne industrielle dans le numérique, elle n’a ni vision et ni stratégie. Alors que la Chine a fondé un éco-système numérique complet et protégé, en Europe les acteurs extérieurs ont jusqu’à 90 % de part de marché. Le manque à gagner est considérable. Dans une analyse de novembre 2012, le BCG évaluait à 1 000 milliards d’euros la valeur que peuvent générer les données numériques des Européens.
Le marché du numérique, porteur de croissance.
Le poids du numérique ne cesse de grandir dans tous les secteurs de l’industrie et l’économie françaises et européennes. Cette nouvelle économie pourrait être l’une des clés pour relancer la croissance de la France et de l’Europe. En France, l’industrie du numérique pèse déjà 148 milliards d’euros – Télécoms, e-commerce, logiciels, services et conseils- et emploie un million de personnes. Le chiffre d’affaires du secteur des logiciels, services et conseils pèsent 60,68 milliards de chiffre d’affaires, pour un total de 310 000 emplois, en 2010. Les dernières études disponibles en France attestent de l’impact d’Internet sur l’économie, le rapport de l’Inspection générale des Finances (IGF) publié en 2012 a estimé ce poids de l’économie numérique à 5,2 % du PIB français et 1,15 million d’emplois en 2009 : en France, la filière Internet pèse plus lourd que l’énergie, les transports ou l’agriculture, en valeur ajoutée.
Selon le rapport de L’IGF, près de 80 % de l’économie française est concerné par l’économie numérique : ce chiffre est obtenu en cumulant les entreprises qui forment le cœur de l’économie numérique, les secteurs transformés par la numérisation de l’économie (tels l’édition, la presse, la finance, la publicité, le tourisme…) et enfin les secteurs dont la productivité a crû significativement grâce aux TIC. L’économie numérique connaît une croissance spectaculaire, cependant elle constitue aussi un levier de croissance. L’Union européenne s’est dotée d’une stratégie numérique, dont l’objectif est la constitution d’un marché unique numérique. Mais l’Union européenne reste consommatrice sur ce marché, l’ambition industrielle européenne du numérique en Europe est très limitée.
Pas de stratégie numérique européenne
Le numérique est un défi pour l’Europe, la puissance économique est modifiée, la valeur est captée par certaines sociétés, tous les secteurs économiques sont concernés. Les firmes évitent l’impôt et exploitent la concurrence fiscale entre les États membres de l’Union européenne. De nouvelles règles de droit apparaissent qui sont concurrentes aux règles étatiques. Ces risques menacent l’Union européenne car ils la menacent de perdre la maîtrise de ses données, garantie de son indépendance, et menacent la place de l’Europe dans le monde numérique. La récente négociation sur le paiement à la presse de droit pour l’indexation des contenus entre François Hollande, et Eric Schmidt, patron de Google a mis à jour les faiblesses de l’Europe numérique. Les Etats membres n’ont pas tous adopté la même réaction face au géant américain.
Les outils actuels des Etats et la politique de concurrence apparaissent inadaptés à la complexité de l’économie numérique. Les mesures européennes pour éviter ces positions monopolistiques sont encore timides. Le sujet apparait cependant dans l’agenda politique européen. Au niveau européen, la protection des données des citoyens de l’UE a fait l’objet de nouvelles propositions de règlements, en 2012. Le projet de règlement devrait s’appliquer à toutes les entreprises, y compris non européennes. Mais ces nouvelles règles du jeu ne concernent pas les données européennes stockées dans le “cloud”, sous contrôle américain. Autre initiative, en France, le rapport Collin et Colin recommande de mieux fiscaliser la valeur récoltée en Europe par des entreprises non européennes. Mais aucune mesure concrète n'a été prise pour affronter les positions des géants du numérique en Europe. La division des Etats membres et l’empilement des organes décisionnels européennes sur le numérique, ne permettent pas une politique unie et l’expression d’une volonté de l’Europe.
Pour une souveraineté numérique européenne – et nationale !
A quel échelon se joue la souveraineté numérique ? L’échelon national n’est pas le seul échelon pour appréhender la révolution numérique, l’Union européenne a une masse critique pour peser dans le cyberespace. Mais la volonté politique des Européens n’est pas suffisante, et les Etats doivent se protéger s’il n’y a pas de volonté européenne. Au niveau national des marges de manœuvre existent. La ministre de la culture a confié l’été dernier à M. Lescure un rapport sur l'exception culturelle. S’il est vrai que défendre au niveau européen cette exception culturelle serait plus efficace, la volonté n’est pas exprimée par les autres nations européennes. Le Gouvernement a annoncé une prochaine loi de protection des données personnelles, alors même qu’un règlement européen, d’application directe, est en cours de négociation sur ce même sujet au niveau de l’Union européenne. Faut-il attendre une décision européenne ou agir rapidement au niveau national ? Le problème reste le même, c’est celui de la volonté politique des Etats et de leur gouvernement. Alors que l’Union Européenne est englué dans la crise, et que les Etats sont divisés, une politique européenne sur le numérique pourrait être le moyen de réenchanter le rêve européen, et de faire de l’Europe, le levier d’Archimède dont parlait le général de Gaulle.
L’Union européenne doit se rassembler autour de l’ambition politique de reconquête de sa souveraineté numérique. Unie, l’Europe pourra garantir son influence dans le cyberespace, orienter la gouvernance mondiale de l’internet, monétiser l’accès à son marché de 500 millions de consommateurs face aux géants américains et protéger les données personnelles des Européens. L’Europe doit aussi promouvoir une industrie numérique européenne, garante de sa souveraineté dans le cyberespace en soutenant les start-up numériques et en défendant la transition vers le numérique des entreprises européennes. S’il n’y pas de volonté européenne, la France doit prendre en main son destin numérique.
Remy Berthonneau