La France à l’heure du numérique : rencontre avec Lionel Janin (France Stratégie) – I/II

Economiste spécialisé dans les questions de concurrence et de régulation, Lionel Janin travaille actuellement au sein de France Stratégie – organisme de réflexion, d’expertise et de conseils placé auprès du Premier ministre – sur les questions numériques et a accepté de répondre aux questions du Portail de l’intelligence économique sur le phénomène de « transformation numérique ». (Partie I)

Portail de l’Intelligence Economique : La notion de « transformation numérique » est actuellement au cœur de l’actualité. Mais quel est le rôle et les perspectives du numérique pour le développement et la compétitivité des entreprises françaises ?

Lionel Janin : Le premier point que l’on peut observer à propos du processus de transformation numérique est sa notoriété récente puisqu’il qui vient tout juste d’arriver à la connaissance du grand public, alors qu’il est suivi depuis longtemps, notamment par des gens de l’Inria (Institut national de recherche en informatique et automatique) et du CNNum (Conseil national du numérique). De fait, il n’existe pas un jour sans que ne soit publié un nouvel article traitant du processus de transformation numérique. Pourtant ce phénomène est appréhendé depuis plus longtemps aux États-Unis, expliquant cette tension en France et en Europe sur un certain retard en matière d’intégration de ces outils. Le changement récent de perception, de discours, se matérialise ainsi dans la publication par les instances françaises et européennes de stratégies en matière numérique. Ce mouvement n’épargne pas le secteur privé puisque les grandes entreprises, comme celles du CAC 40, se sont dotées d’un Chief Data Officer dont les fonctions sont très éloignées du responsable informatique traditionnel.

Le mot « numérique » est à la fois un outil pour « repeindre » des instruments qui existaient déjà, comme les services informatiques ou le marketing, mais également des outils de transformation extrêmement puissants sous plusieurs aspects. A la fois par la diffusion d’appareils tels que les smartphones et les tablettes, augmentant de fait le temps de disponibilité sur internet, mais également d’outils techniques (des capteurs) indispensables pour l’internet des objets. Enfin l’apparition de nouveaux modèles économiques – notamment des plateformes se glissant dans des interstices de marché jusque-là inoccupés – impliquent de changer l’organisation des entreprises. Ces nouvelles plateformes arrivent à pratiquer des métiers traditionnels modifiant considérablement l’écosystème économique.

PIE : Cette transformation du paysage économique inquiète. Où sont les GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon) ou les Uber français ?

L.J. : Les Etats-Unis ont construit antérieurement leur écosystème en développant notamment les synergies entre universités et monde économique. Internet a également bénéficié dès le début d’une exonération fiscale, jusqu’en 1998 avec l’ « Internet Tax Freedom Act ». Ce choix précoce se manifeste particulièrement par la prééminence des entreprises américaines dans ces nouveaux secteurs, bien que l’on constate l’arrivée de concurrents chinois portés par leur énorme marché intérieur et une politique active de restriction à l’usage des outils américains. Ce n’est pas le cas de l’Europe puisque que le continent pratique une politique d’ouverture qui se traduit notamment par un usage plus important de certains outils qu’aux Etats-Unis mêmes. Pourquoi ? Plusieurs explications peuvent être avancées. Peut-être qu’en raison d’un marché plus ancien et plus unifié aux Etats-Unis, des concurrents ont fait un effort pour investir et proposer des solutions alternatives concurrentes à celle de Google. Peut-être encore que les marchés européens sont trop fragmentés pour permettre de voir émerger immédiatement des concurrents susceptibles d’être compétitifs face aux solutions américaines. Enfin, la question de l’usage révèle la force des sociétés américaines en matière de design (designed in California, produced in China).

Néanmoins si la force de ces entreprises est une réalité, la fascination qu’elles exercent, symbolisée à travers l’acronyme GAFA, est peut-être davantage une spécificité française qui renvoie au rêve de la grande entreprise « à la française ». Ceci exprime ainsi un facteur d’inquiétude vis-à-vis de nos champions traditionnels qui pourraient être renversés par ce processus de transformation numérique.

Lorsqu’on regarde le dynamisme entrepreneurial, on constate une méthodologie d’innovation plus diffuse, plus décentralisée, qui rend moins indispensable la création de grandes entreprises. Cette mise en forme de la transformation numérique est plus diffuse, moins visible, mais pourtant bien présente en France : notamment à travers l’internet des objets et des acteurs comme Withings, Parrot, ou Sigfox qui sont capables de proposer ces nouveaux services et de les développer commercialement, y compris à l’international.

Une question demeure. Est-ce que d’autres solutions peuvent venir remplacer les acteurs majeurs comme Facebook ? La créativité reste un moteur déterminant susceptible de bousculer la hiérarchie en place. De nouvelles frontières apparaissent, comme la ville intelligente ou l’usine du futur, qui représentent une extension de l’internet existant. Cela nécessitera de nouveaux modèles d’affaires pertinents et adaptés dont le design sera l’une des principales composantes, à l’image du système de cartographie de Google.

PIE : Justement, ces modèles d’affaires portés par les GAFA reposent sur une certaine vision « d’internet » et de l’usage des données personnelles. Peut-on penser voir apparaitre de nouveaux modèles reposant sur une conception moins « marchande » d’internet, plus respectueux de la notion de vie privée ?

L.J. : Si ce débat sur la notion de vie privée, et la place qu’occupent ces grands opérateurs, est fort en Europe, il ne faut pas oublier qu’il existe également aux USA, où l’on constate les mêmes inquiétudes. La réponse à ce débat dépendra de l’évolution des technologies et des besoins des utilisateurs. En effet, Google n’est fort que si l’on effectue des recherches sur Internet. L’apparition d’un logiciel « prédictif » pourrait faire perdre de l’importance rapidement au modèle d’affaires Google et à son moteur de recherche. Il y a des facteurs de remise en cause très rapides, même si des solutions intermédiaires peuvent apparaitre proposées notamment par Google. L’exemple de la plateforme d’iTunes avec l’achat au morceau, sous-tend l’arrivée de modèles d’abonnements portés également par des sociétés comme Spotify ou Deezer.

Sur le traçage, cela dépendra de la valeur qu’accorderont les utilisateurs à la protection de leurs données ainsi que de la myopie que ceux-ci peuvent avoir vis-à-vis de leur utilisation. De ce point de vue on constate un changement de la part du grand public puisqu’il y a une certaine prise de conscience que « si vous n’êtes pas le client, c’est que vous êtes le produit ». Le fait que Google reste aussi omniprésent sur le marché français illustre le fait qu’aux yeux des utilisateurs ce moteur de recherche représente la meilleure qualité de service. On constate néanmoins des pressions sur les opérateurs pour l’apparition de « privacy board » : des conditions générales qui ne soient plus 700 pages rédigées en petits caractères, mais des demandes d’autorisations d’accès aux données pour des usages spécifiques.

Un autre facteur d’évolution concerne les nouveaux services liés à la santé ou la domotique. La question du domicile et les exigences qui s’y attachent – continuité du service, sécurité du service, lutte contre les spam et les failles de sécurité – risquent de renforcer l’attrait pour la sécurité des données personnelles laissant ainsi la place à de nouveaux services. Pour l’instant, les opérateurs en place font suffisamment attention pour que ce ne soit pas des fuites « critiques ». Les données de santé risquent également de renforcer l’attrait pour des solutions respectueuses des données personnelles à condition de respecter la simplicité d’usage et la sécurité.

PIE : Bien que compétents sur leurs marchés respectifs, les GAFA assurent également une présence influente à Bruxelles qui est loin d’être fictive, notamment en termes de Lobbying afin de créer un écosystème juridique en accord avec leurs business model ?

L.J. : La présence de ces acteurs en termes de lobbying – mais comme les acteurs d’autres secteurs – nécessite de pouvoir garder des capacités de contrexpertise suffisantes pour pouvoir garantir l’existence de solutions alternatives ainsi qu’un principe de transparence de la part de ceux qui prennent des décisions.

Concernant l’Etat ou les services de grandes entreprises, il est possible d’utiliser les solutions fournies par ces acteurs à condition d’être bien conscient que si quelqu’un veut vous écouter, il pourra le faire. A partir de là, la gestion des outils en fonction de la nature de l’information et de son contenu devient central. Si cette dernière est importante, il ne faut tout simplement pas utiliser ces outils sous peine d’être sûr que ces contenus seront consultés par des tiers.

PIE : Cela rejoint la célèbre phrase du fondateur de Google, « si vous n’avez rien à cacher, peu vous importe d’être espionné ». N’est-ce pas paradoxal, et contestable, que ce qui soit considéré comme intrusif dans la vie réelle ne le soit pas dans vie immatérielle ?

L.J. : On peut constater des différences de sensibilités suivant les pays et les cultures sur ce qui peut être considéré, ou non, comme intrusif. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de réussir à conserver un certain pouvoir de contrôle, notamment à l’échelle nationale ou européenne. A partir du moment où l’on considère un comportement comme intrusif, même si ce n’est pas le cas dans un autre pays, il faut être en mesure de déterminer le niveau de consentement adéquat. A cet égard, l’Europe est l’échelon pertinent pour ces négociations, notamment pour pouvoir peser face aux géants du numérique. C’est là qu’on s’aperçoit l’intérêt d’avoir des acteurs puissants dans le domaine puisqu’ils sont plus susceptibles de mettre en œuvre des solutions permettant d’exercer un contre-lobbying efficace.

Propos recueillis par Hugo Lambert

Publication de la seconde partie de l’interview le 28/09/15

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