La « Gouvernance » de l’Internet en Chine : répercussions politiques et perspectives citoyennes

Depuis les premières connexions Internet internationales en Chine à partir de 1994, les internautes chinois profitent, comme leurs homologues occidentaux, d’une variété considérable de services en ligne. Malgré le poids de la censure qui entrave lourdement la société civile ces dernières années, beaucoup de ces internautes n’hésitent plus à relayer leurs opinions en se servant d’Internet comme d’un outil de protestation générateur de soutien populaire. Ce ne sont plus seulement quelques dissidents exilés qui orchestrent une nouvelle forme de protestation mais des citoyens qui partagent leur indignation, affichent leurs revendications et s’organisent autour d’un nouvel outil favorable à la mise en commun de leurs préoccupations quotidiennes.

Avec près de 721 millions d’utilisateurs recensés au 30 Juin 2016, la Chine est le pays qui compte le plus grand nombre d’utilisateurs d’Internet dans le monde(1). Si les réformes économiques initiées par Deng Xiaoping ont permis une réduction progressive du rôle des institutions dans le cadre d’un « pragmatisme économique » visant à supplanter une économie planifiée, elles ne traduisent pas en revanche, de réels progrès quant à une démocratisation du régime chinois. Le Parti Communiste Chinois (PCC) continue toujours de réaffirmer son rôle de décideur politique inébranlable et n’hésite pas à réprimer durement les éléments jugés « subversifs » qui pourraient représenter un danger contre la sûreté et l’épanouissement économique de la nation chinoise.

Les autorités misent à la fois sur un arsenal juridique répressif pour mettre un terme aux menaces réelles ou supposées à la stabilité du Parti et sur une médiation avec les citoyens. Même si cette dernière n’est pas véritablement formalisée à travers le relais d’institutions gouvernementales censées demeurer impartiales, nous observons néanmoins un effort du Parti pour parvenir à un consensus autour de ses décisions, et ce, en démontrant qu’il sait se tenir à l’écoute de l’opinion publique…même si la place accordée au dialogue avec les internautes n’est pas sans ambiguïté(2).                                                                                   

Si le développement d’Internet en Chine ne permet pas de réel assouplissement dans le cadre de la loi, cette posture n’empêche en aucun cas de nouvelles formes de mobilisations citoyennes de voir le jour et de se projeter afin de défendre un certain nombre de préoccupations. Bien que ces dernières soient très disparates – et n’impactent pas nécessairement l’ensemble de la société civile dans les mêmes proportions – elles parviennent à être entendues et surtout abondamment relayées sur la toile…jusqu’à prendre une ampleur internationale qui vient renforcer la légitimité de ce mouvement citoyen encore balbutiant.

 

Gouverner l’Internet : la censure au service de la sécurité nationale

Le pays a entamé dès le début des années 1990 la construction du réseau interuniversitaire CSTNET (qui nécessitait alors d’être raccordé à des terminaux Internet américains). Dès 1994, un ensemble de réseaux, supervisés par le pouvoir central, et déclinés en plusieurs entités régionales, contribue à l’accroissement des flux de données échangées (même s’ils restent encore modestes et confidentiels de par leurs envergures). C’est à partir de 1996 que les premiers portails nationaux (Sohu.com et Sina.com) participent à une diffusion plus large à un public désormais plus réceptif à cette nouvelle vague technologique (progression du raccordement des provinces côtières vers celles de l’intérieur en parallèle à l’ouverture économique du pays à cette même époque). Internet est devenu, en l’espace de quelques années, un outil pratique de la vie moderne pour un nombre croissant de Chinois qui mettent en commun leurs visions de la société et participent de facto à l’épanouissement d’une harmonie(3) entre les individus à travers leurs échanges, au même titre que dans de nombreux autres pays.

Cette popularité de l’Internet s’est rapidement posée comme un véritable problème difficile à circonscrire aux yeux du pouvoir central. Le développement massif d’un nouvel outil technologique dans le cadre de l’ouverture chinoise à l’économie globalisée s’avère bien sûr être une priorité nationale, mais cette démarche doit, aux yeux des autorités, subir une étroite surveillance à la fois de son contenu et de son contenant afin de prévenir toute forme de débordement(4).

Les premières mesures de régulation de l’Internet sont décidées en 1995 et portent majoritairement sur les conditions d’exploitation des réseaux nationaux (mise en place des premiers filtres bloquant l’accès à des sites étrangers, notamment ceux d’associations de défense des Droits de l’Homme). Les outils de censure sur le web chinois n’ont dès lors cessé de se perfectionner, si bien que le nom générique de « Grand Pare-feu » est devenu synonyme de surveillance et de bonne régulation de l’Internet en Chine depuis quelques années.

Pour parvenir à ses fins, le gouvernement chinois n’hésite plus à imposer ses desiderata directement aux grands groupes chinois et internationaux(5)…tout en réaffirmant son souhait de voir les internautes lui adresser des critiques et autres remarques constructives sur son fonctionnement interne. Même si cette initiative permet en théorie une prise de parole collective, cette mesure a surtout pour effet immédiat de museler et de mieux canaliser l’opinion individuelle(6). Les autorités s’adaptent désormais aux « menaces » que pourraient poser les réseaux sociaux : elles parviennent à en restreindre leur accès et leur contenu (comme c’est le cas avec Facebook et YouTube depuis Juillet 2009) …tout en les intégrant au service de la propagande d’État orchestrée au plus niveau (avec Weibo par exemple). Cette attitude vient illustrer le constat que la Chine a franchi un palier supplémentaire, même si tout est parfaitement organisé pour rappeler aux internautes qu’ils restent étroitement surveillés pour les amener à s’autocensurer dans les cas les plus extrêmes. Le PCC dicte ses règles en matière de contenu et d’accès à Internet, et pour être certain que sa stratégie s’avère payante, le Politburo n’hésite plus à faire appel à des acteurs du service privé en vue de renforcer l’emprise du pouvoir central sur le web chinois.

 

Jack Ma, ou l’art des réseaux (d’influence)

Arrêtons-nous un instant sur cet homme d’affaires qui est parvenu à s’attirer les bonnes grâces de Xi Jinping : Jack Ma (Ma Yun pour son nom traditionnel chinois) a bâti l’essentiel de son immense fortune(7) en fondant le site de vente en ligne Alibaba.com en 1999 devenu aujourd’hui le premier acteur mondial du commerce en ligne, puis Taobao en 2003. Il avait auparavant été l’inventeur de l’un des premiers site internet chinois baptisé « China pages » (un annuaire des entreprises chinoises) en 1995. Jack Ma cultive surtout l’image d’un « héros du peuple »(8) et d’un ami du pouvoir, très proche de l’actuel numéro un : avant de devenir secrétaire général du PCC, Xi Jinping avait exercé les fonctions de secrétaire du Parti dans la province côtière du Zhejiang entre 2002 et 2007. Or cette province a toujours représenté un laboratoire expérimental dans le cadre de la stratégie de conquête de nouveaux investisseurs régionaux mais surtout étrangers. C’est précisément à Hangzhou, capitale de la province du Zhejiang, que se trouve implanté le siège d’Alibaba.

Une telle proximité avec le pouvoir central ne peut que susciter une série d’interrogations quant à la façon dont les réseaux d’influence sont établis depuis le sommet de l’appareil étatique, entre le pouvoir central d’un côté et une certaine élite entrepreneuriale de l’autre. En juillet 2014 Alibaba.com procédait à une levée de fonds en vue du rachat de la moitié de la part de son capital contrôlé par Yahoo. Les deux fonds de pension, New Horizon et Boyu Capital, ont permis cette opération étant donné que ces deux institutions sont toutes deux pilotées respectivement par Winston Wen (fils de l’ancien Premier ministre Wen Jiabo) et par le fils de l’ancien président Jiang Zemin(9). Ce musellement des médias et de la société civile représente aux yeux d’observateurs étrangers une dangereuse étape vers un verrouillage total de l’information. Même si la Chine n’ambitionne pas ouvertement d’établir un réseau intranet comparable à celui mis en place en Iran, il n’en demeure pas moins que les résultats laissent penser que les moyens avancés répondent à une logique de « défense de la cyber souveraineté chinoise » régulièrement mise en avant dans le discours officiel afin de se prémunir contre l’hégémonie occidentale (en particulier américaine).

Bien que le sujet soit récurrent en Chine, il se décline parfois au sein même du gouvernement : il est ainsi régulièrement rappelé aux cadres du Parti qu’Internet doit être investi pour se confronter aux critiques et autres suggestions émanant de la conscience populaire (tout en promouvant une « société harmonieuse » en accord avec les grandes priorités nationales). Néanmoins, et à l’image de la réussite insolente de Jack Ma, les réseaux traditionnels d’influence (guanxi) et leurs logiques opératives occupent plus que jamais une place centrale et inébranlable dans la politique intérieure chinoise et dans sa projection à l’échelle internationale. La Chine dicte ses règles à ceux qui lorgnent vers elle (Facebook et YouTube entre autres) comme elle se permettait jadis de le faire avec ses « états vassaux » tous situés dans sa zone d’influence directe. Cette vision sino-centrée des rapports de force, si elle s’exerce sans discontinuer à l’échelle étatique à travers le prisme d’une dynamique néo confucéenne, risque bien de s’accentuer un peu plus encore avec des entreprises étrangères…au nom de la nouvelle société chinoise « harmonieuse » et épanouie(10).

 

Les citoyens du net chinois : une solution collective concrète ou éphémère ?

Une prise de conscience collective a pris corps en Chine ces dernières années. Si toute initiative de contestation politique appuyée par la rue, ou par les médias traditionnels, reste bien évidemment impossible à mettre en œuvre à l’échelle du pays, une sphère d’échanges et de relais d’opinion se façonne peu à peu à mesure que les citoyens chinois parviennent à trouver un sens à la place qu’ils occupent dans la société contemporaine(11)

Les protagonistes impliqués ont rapidement trouvé en l’Internet un nouveau moyen de relayer les attentes d’une part grandissante de la population : ils n’hésitent plus à prêter main forte aux journalistes de presse, consultent régulièrement les avis d’experts (souvent issus du milieu juridique) dans les cas les plus critiques. De nombreux scandales impliquant certains cadres haut placés du Parti ont déjà été relatés à travers des plateformes de discussion et de débats (cas de corruption). Une opinion publique en ligne, faisant l’objet d’un jeu d’influence très complexe, commence dès lors à faire entendre sa voix étant donné qu’elle devient désormais capable de faire pression sur les autorités (d’abord au niveau local puis en direction des échelons supérieurs). Cela étant, la protestation en ligne n’est plus l’apanage de quelques cyberdissidents : elle est désormais considérée comme un élément novateur et légitime du répertoire d’actions pour tout citoyen ordinaire, dès lors qu’il se considère être victime d’une injustice(12). S’ils s’interdisent toujours la mise sur pied de structures associatives plus formelles et plus adaptées à leurs besoins (qui nécessitent l’accord préalable des autorités), les internautes chinois peuvent compter sur le soutien de journalistes et experts internationaux qui relatent leurs luttes et la progression de leurs efforts. Une nouvelle génération de citoyens chinois (mieux éduquée et plus responsabilisée) a entamé un long et fastidieux travail de reprise en main de la sphère du dialogue sur Internet. Même si elle peine encore à s’exprimer librement, cette action collective se voit relayée grâce à un soutien international reposant à la fois sur quelques grandes figures de la société civile mondialement célèbres(13) et sur le travail des médias occidentaux.

Aux yeux du pouvoir, il est devenu impensable de priver les internautes chinois de cet espace d’expression aussi « dangereux » et « irritant » soit-il. L’accès et la promotion de cet Internet relativement ouvert à la satire et aux mécontentements populaires constitue un élément de la promesse de « modernisation » sur laquelle repose une grande partie de la légitimité du PCC. Cependant, les interdits incompressibles n’en sont pas moins réaffirmés très fermement par les autorités (que ce soit aux internautes chinois directement à travers les campagnes de sensibilisation ou aux entreprises étrangères qui souhaiteraient s’implanter sur le long terme). Dans un contexte où le développement d’une culture numérique intrinsèquement liée à la culture occidentale constitue déjà en soi une menace pour la « société harmonieuse » chinoise, cette dérive de l’utilisation d’Internet est reconnue comme un facteur majeur d’instabilité politique. Les notions de « guidage » ou de « canalisation » de l’opinion publique chinoise sont désormais des théories régulièrement avancées par la propagande d’État(14).                                           

A l’heure où l’exercice de la censure de l’Internet chinois s’accorde avec la mise en place d’un culte de la personnalité autour de Xi Jinping, il reste très délicat de dresser le portrait d’un pays qui rêve d’une respectabilité retrouvée, alors qu’il peine à assumer ses choix, que ce soit en matière de politique de Défense ou de ses comportements en matière de respect des droits de l’Homme(15). Le maître mot en Chine semble être l’« informationisation » de la gouvernance de l’Internet, soit un concept hybride mêlant des éléments de stratégie (à connotation martiale) et de contrôle de l’information à sa source comme de son contenant. La maîtrise et la diffusion de cette information sont devenues des éléments prioritaires dans la formulation des objectifs politiques chinois : cette capacité de la recueillir (par de multiples sources), de la manipuler et de la transformer pour semer le doute chez l’adversaire (occidental mais aussi national en ce qui concerne les internautes chinois) sont autant de techniques ancestrales qui, avec l’interconnexion croissante des réseaux prennent des proportions inédites.

Cette mise en pratique de l’information warfare(16) trouve un écho à la théorie des échiquiers(17) mais sous sa forme déclinée du jeu de go asiatique : exercer le plus d’influence possible avec le moindre investissement. L’influence chinoise, à l’échelle internationale, se structure à partir d’éléments nationaux en s’inscrivant sur des temps longs afin de servir ses intérêts globaux. Le contrôle d’Internet en suit précisément la logique et les résultats observables à partir de ce cas d’étude servent de point de repère quant aux actions futures que la Chine tentera de mener pour retrouver le rang qu’elle convoite depuis si longtemps.

Vous pouvez trouver le dossier complet sur knowckers.org.


[1] « Internet Usage in Asia », disponible sur http://www.internetworldstats.com/stats3.htm.

[2] Séverine ARSENE, Internet et politique en Chine : les contours normatifs de la contestation, Paris : Karthala, 2011, 420 p.

[3] Nous aborderons ce point particulier dans les paragraphes suivants.

[4] Séverine ARSENE, « Protester sur le Web chinois (1994-2011) », Le Temps des Médias, vol.18, n°1, Printemps 2012, p.99-110.

[5] Min JIANG, « Internet Companies in China: Dancing between the Party Line and the Bottom Line », IFRI, Asies Visions, n°47, janvier 2012.

[6] François BOUGON, « En Chine, le nouvel art de la censure », Le Monde, 03 Juin 2016, p.19.

[7] La deuxième de Chine continentale.

[8] Harold THIBAULT, « Jack Ma : le maître des réseaux », Le Monde, 26 Décembre 2015, p.13.

[9] Ibid.

[10] Josh CHIN & Eva DOU, « Legislation Tightens Control over Internet », The Wall Street Journal, November 8th 2016, p.A4.

[11] Isabelle THIREAU, Les ruses de la démocratie : protester en Chine, Paris : Le Seuil, 2010, 449 p.

[12] Brice PEDROLETTI, « Cyber-citoyens contre la corruption », Le Monde, 03 Mars 2013, p.4-5.

[13] Gao Xingjian pour la littérature, Ai Weiwei pour l’art contemporain ou encore Li Hongzhang dans un domaine plus subversif en ce qui concerne le mouvement Falungong.

[14] « White Paper on the Internet in China », June 2010, disponible sur http://www.china.org.cn/government/whitepaper/node_7093508.htm

[15] Frédéric DOUZET, « L’Art de la Guerre revisité : cyberstratégie et cybermenace chinoise », Hérodote, vol.152-153, n°1, 2014, p.161-173.

[16] Mark R. MCNEILLY, Sun Tzu and the Art of Modern Warfare, Oxford Universty Press, New York, 2015, 328 p.

[17] Christian HARBULOT (sous la direction de), Manuel d’Intelligence Economique (2ème édition), Paris : PUF, coll. Major, 2015, 457 p.