Mounir Mahjoubi, Secrétaire d’État auprès du Premier ministre, chargé du Numérique : « Je suis persuadé que la seule option du futur numérique est européenne. Réciproquement, la seule option du futur européen est numérique. L’Europe et le numérique sont tous deux des accélérateurs de l’autre ».
Alors que se tenait en décembre dernier à Paris, dans l’hôtel de Lassay au sein de l’Assemblée Nationale, une conférence intitulée « quel modèle européen pour la révolution numérique ? », l’Union européenne entre enfin dans l’ère de la révolution numérique. Accusant un retard conséquent face aux deux grands pôles concurrents que sont les Etats-Unis et l’Asie, l’Europe s’est mise d’accord sur une stratégie ambitieuse, et semble se tourner vers le chemin de la puissance.
Le retard des Européens
Les Etats-Unis d’Amérique, hyperpuissance du numérique
Et pourtant, beaucoup de temps a été perdu. Le secteur est aujourd’hui largement dominé par les Américains. Dotés d’une décennie d’avance sur l’Europe, les Etats-Unis constituent le centre de gravité mondial de l’économie et des centres de décision du numérique. Alors que plus de 80% des internautes sont situés en dehors de leur pays, ils s’imposent dans tous les domaines, dont les plateformes, les systèmes d’exploitation, la présence sur le net et les moteurs de recherche (Google, Bing et Yahoo représentaient en 2017 autour de 96% du marché européen de recherche en ligne). Leurs entreprises maîtrisent le marché mondial, en particulier au travers des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Aucun Européen ou Asiatique n’est aujourd’hui en mesure de les concurrencer. La domination américaine est aussi visible dans le domaine de la capitalisation boursière. Plus de 80% des entreprises numériques proviennent des Etats-Unis, tandis que les entreprises européennes ne comptent que pour 2% d’entre-elles.
Les faiblesses et les contradictions internes de l’Europe
A l’inverse des Etats-Unis, qui ont rapidement mis au point une stratégie globale et lancé des investissements massifs dans le secteur du numérique, s’entendre en Europe sur une stratégie commune s’est avéré être une tâche difficile. L’accès et le développement du numérique sont très inégalement répartis au sein de l’Union européenne. L’approche de chaque pays y est différente, sans compter la lenteur de la prise de décision au sein des institutions, contradictoire avec l’évolution rapide des nouvelles technologies et de leurs utilisations. De ce fait, l’uberisation de la société a été très diverse selon les pays, que ce soit pour Airbnb ou pour Uber, interdits dans certains pays ou même dans certaines villes. Contrairement aux Etats-Unis, qui ont su disposer très tôt d’une vision unique sur la réalité de la révolution numérique et des mesures à adopter, les pays européens ont fait cavalier seul, suivant leurs propres desseins, sans réellement se concerter à l’échelle de l’Union.
Ce retard s’est aussi accentué avec la prise de contrôle du marché par les firmes américaines. Celles-ci n’ont eu aucune difficulté à dominer le marché européen, lequel n’a pas été capable de s'autoréguler ni de créer un environnement favorable à l'éclosion de firmes européennes. Face aux politiques d’optimisation fiscale des grandes plateformes américaines (moteurs de recherche, réseaux sociaux, boutiques), permises entre autres par les politiques de dumping fiscal de certains pays européens, l’Europe s’est tirée une balle dans le pied.
Les start-up européennes du numérique sont également désavantagées par rapport aux américaines. La politique des Vingt-Huit, peu visionnaire, a raté sa chance en choisissant de ne pas financer les start-up du continent et en laissant celles-ci se tourner de l’autre côté de l’Atlantique. Le marché du numérique a en conséquence accumulé des années de retard, sans le soutien des investisseurs publics et privés. Seul un nombre très réduit de start-up européennes fait aujourd’hui partie du marché boursier. Le seul succès pouvant être mis en avant est Spotify, entreprise suédoise, leader mondial dans le domaine du streaming musical, avec une capitalisation boursière de 8 milliards de dollars, devant Apple music, incapable pour le moment de rivaliser. Or, si l’on compare ces résultats aux 700 milliards de Google, on réalise le long chemin qu’il reste à parcourir. Les grandes entreprises du Vieux Continent ont mis trop de temps à rejoindre la course. Très peu d’entre-elles ont fait le choix de racheter des start-up. Depuis une dizaine d’années, le SBF 120, indice boursier de la place de Paris, est très loin en dessous de Google quant aux rachats de start-ups européennes. Trop peu de fonds d’investissements en Europe sont destinés au financement des start-ups.
Et ce n’est pas leur seul désavantage. Lorsqu’une start-up se développe aux Etats-Unis, elle a potentiellement devant elle un marché de plus de 300 millions de personnes. Sans marché unique du numérique en Europe, la croissance de chaque start-up reste limitée lors de ses débuts au marché national de son implantation.
L’Estonie, pays moteur de la révolution numérique en Europe
Au sein de l’Union européenne, alors que certains pays ont été réticents au changement, d’autres ont au contraire très largement poussé le mouvement. C’est le cas des pays du Nord de l’Europe, d’après le calcul « Digital Economy and Society Index (DESI) » effectué chaque année par la Commission européenne. Dans le peloton de tête du classement, on retrouve l’Estonie. Lors de la conférence de décembre 2017 à l’Assemblée nationale, une délégation estonienne était mise à l’honneur en raison de l’avance considérable du pays dans le domaine du numérique. En effet, sous la présidence de Toomas Hendrick Ilves, l’Estonie, membre de l’Union européenne depuis 2004, s’est considérablement développée sur le plan du numérique. Cette avance s’illustre par son administration numérique du pays, tout comme par leur choix du vote électronique, de la E-carte d’identité, de la formation au codage informatique dès l’école primaire et de l’expérimentation de la 5G.
La Présidence de l’Union européenne était d’ailleurs détenue par ce pays durant le deuxième semestre 2017. Cette présidence a permis d'accentuer le virage européen vers la révolution numérique, débuté en 2015 par la commission juncker, notamment à travers l'organisation d'un grand sommet européen sur le numérique à Tallin en septembre 2017. Celui-ci fit suite aux révélations très médiatisées des écoutes de la NSA et de l’affaire PRISM. Réalisant à ce moment-là son retard et sa faiblesse, le Vieux Continent a pris conscience de la nécessité de mettre en œuvre une stratégie d’ampleur sur le numérique.
Le choix d’une stratégie audacieuse dès 2015
La lente mise en place du Plan Juncker
L’année 2015 constitue un tournant dans l’approche de l’Union européenne vis-à-vis de la révolution numérique. Près de vingt ans après l’Acte unique de 1986 instaurant le marché unique, 2015 inaugure le début du marché unique du numérique. C’est le 16 mai de cette même année que la Commission européenne a dévoilé sa stratégie dans le but de réunir les forces des 28 pays membres, et tenter de rivaliser face aux Américains. Le plan de la Commission Juncker s’attaque à tous les sujets en 35 propositions législatives, des plateformes aux données personnelles en passant par les droits d’auteurs, le big data et le commerce en ligne. Parvenir à créer un marché unique opérationnel sur le numérique en Europe serait un atout économique formidable. La Commission évalue les recettes d’un tel marché à 415 milliards d’euros et des centaines de milliers de nouveaux emplois.
Cette stratégie repose sur plusieurs piliers. Avant tout, la Commission cherche à renforcer et à développer le commerce en ligne au sein de l’Union européenne. Celui-ci n’était guère développé, les entreprises n’exportant que très faiblement vers d’autres pays européens par le biais d’internet et les acheteurs étant à 85% réticents en 2015 à l’idée d’acheter dans un autre pays européen. Ainsi, la Commission a décidé de renforcer les prérogatives des autorités en charge de surveiller et de faire respecter les droits des consommateurs, en vue de mieux les protéger face aux infractions.
Devenir une puissance du numérique, c’est être capable de se doter d’acteurs européens aptes à se projeter sur le marché mondial. Bien que l’idée de concurrencer les GAFAM semble utopique, la Commission a décidé de faciliter la création et l’émergence d’acteurs innovants en simplifiant les contraintes juridiques et technologiques existantes. Autre conséquence de la libéralisation, le marché des télécommunications est aujourd’hui en plein essor, permettant à de nouveaux acteurs d’entrer et aux consommateurs de satisfaire leurs besoins, tout en restant protégés et favorisés par des régulations strictes des réseaux de télécommunications. Spécificité européenne, ces réglementations cherchent à protéger les données personnelles de l’utilisateur, la portabilité de ses numéros, et elles lui permettent de ne plus connaître de frais d’itinérance au sein de l’Union européenne, et ce depuis juin 2016.
La stratégie de l’Union européenne repose également sur un élargissement de son champ de vision sur le numérique, en abordant des nouveaux sujets. C’est notamment le cas des questions de cybersécurité, aujourd’hui au cœur des enjeux de puissance, mais aussi de la question des droits d’auteur avec le copyright européen. La fiscalité en est une autre, l’Union réfléchissant à lever une taxe sur le numérique. Le contenu de la diffusion est une problématique au cœur des débats, le questionnement au sujet d’une prochaine loi sur les fake news illustrant parfaitement cette problématique. Et enfin le niveau des taxes contre les GAFAM, accusés de troubler le jeu de la concurrence en Europe par leur abus de position dominante, est un sujet très présent dans l’actualité.
2018, année de la montée en puissance ?
L’année 2018 semble être capitale dans la stratégie européenne sur le numérique. C’est l’année de la mise en place de grands chantiers devant permettre à l’Union européenne de s’affirmer comme une puissance numérique à part entière.
Dès janvier 2018, chaque individu présent sur le continent peut accéder à la portabilité de ses services numériques, sur n’importe lequel de ses appareils. Certes il n’est question pour le moment que d’un service temporaire, mais il s’agit bien là d’un premier pas vers un véritable marché unique en Europe. Cette régulation permet enfin de répondre à la demande d’adaptabilité aux services numériques, mais aussi à l’évolution croissante de la mobilité des Européens.
Vers la fin de l’année, après un accord arraché en novembre 2017, la Commission va pouvoir limiter le géoblocage, c’est-à-dire les discriminations au niveau des prix, des services et des frais de transport, faites aux consommateurs selon le pays dans lequel ils se trouvent. C’est une nouvelle étape importante dans la protection des consommateurs sur internet, qui sans aucun doute sera source de croissance des marchés de vente et de location sur internet.
Autre grande avancée qui devrait être établie cette année, la 5G. Véritable révolution numérique, celle-ci sera introduite sur l’ensemble du territoire européen dès la fin de l’année 2020. Cependant, sa mise en service se fera au cours de l’année 2018. Alors que les Etats-Unis envisagent eux-aussi de la mettre en place en 2019, cette technologie impactera lourdement le marché européen. Selon les prévisions économiques, les recettes de la 5G pour les opérateurs mobiles devraient atteindre 225 milliards d’euros par an dès 2025, permettant au marché européen de se démarquer sur le marché mondial.
C’est aussi en mai 2018 qu’entrera en vigueur le règlement européen sur la protection des données (RGPD). Contrairement aux Etats-Unis qui refusent de légiférer sur cette question, l’Union européenne se dote d’un arsenal législatif unique dans le but de protéger les données personnelles des utilisateurs en Europe. Celui-ci sera renforcé par des mesures pour développer le domaine de la cybersécurité à l’échelle de l’Union. Le rôle de l’Agence européenne chargée de la sécurité des réseaux et de l’information (AESRI) a été renforcé à la fin de l’année 2017. Ses nouvelles prérogatives devraient leur permettre de monter en puissance au cours de l’année et de pouvoir à terme agir n’importe où et à n‘importe quelle échelle sur le continent.
Les GAFAM sont aussi de plus en plus visés par la Commission européenne quant à leur situation de monopole. La concurrence libre et non faussée est un principe fondateur de l’Union européenne, inscrit dans les traités. Par conséquent, après l’amende de 2,4 milliards d’euros contre Google Shopping, les institutions européennes ont décidé de surveiller de très près les pratiques éventuellement illégales et déloyales des grands groupes dans leurs relations.
Enfin, et il s’agit là du projet le plus spectaculaire en date, les autorités européennes ont lancé le 22 janvier dernier le Joint European Disruptive Initiative (J.E.D.I), équivalent de la DARPA américaine. Cette institution outre-Atlantique est célèbre et reconnue pour sa participation active au développement de nouvelles technologies telles que la voiture autonome, le GPS ou encore l'Arpanet. C'est en outre elle qui donna naissance à Internet. L’Union européenne se dote ainsi d’un bras armé de même nature. Cet organisme a pour but de financer des projets à fort potentiel, mais qui ne trouvent aucun financement public ou privé car peu rentables à court terme.. JEDI pourrait se doter d’un budget de 1 milliard de dollars et favoriser ainsi l’émergence d’acteurs européens. Aujourd’hui, sur les dix plus grandes sociétés mondiales, aucune n’est européenne. JEDI serait une solution de taille pour permettre aux Européens de ne plus se laisser distancer.
L’Union européenne s’est donc mise en ordre de bataille. Alors que l’on assiste à un réel changement de paradigme avec la révolution numérique, l’Europe a mis du temps à réagir et à rassembler ses forces, au profit des Américains et des Asiatiques. Prise de court par des innovations de rupture venant des Etats-Unis, l’Union européenne s’est retrouvée en queue de peloton, incapable de suivre ses concurrents. Depuis 2015 et la Commission Juncker, des actions ont été entreprises pour favoriser la transition numérique. 2018 sera un tournant dans la stratégie européenne.
L’Europe détient tous les atouts nécessaires pour devenir une grande puissance du numérique. Elle est composée de nations ingénieuses, capables de grandes avancées technologiques grâce à leurs réservoirs de talents. Le continent est particulièrement renommé par sa capacité à former des mathématiciens et des ingénieurs informatiques de qualité, en particulier en France, où les savoirs sont mis à profit. C’est la raison pour laquelle la French Tech est de nos jours la deuxième mondiale derrière les Etats-Unis. Ces talents pourraient servir dans un marché européen de 500 millions d’habitants, soit presque le double des Etats-Unis. D’où la nécessité de continuer la promotion d’un marché unique du numérique, indispensable si l’Europe souhaite faire émerger des acteurs incontournables du secteur, et s’inscrire comme une puissance numérique à part entière.
Nicolas PETIT