La santé, un bien de consommation comme un autre ?

En rejetant l’ouverture de la vente libre des médicaments sans ordonnance aux supermarchés, comme le recommandait l’Autorité de la concurrence, et en la limitant à une distribution très encadrée sur Internet, les autorités françaises ont manqué l’occasion de mener jusqu’au bout leur réflexion sur la libéralisation du commerce des médicaments. Mais est-ce nécessairement une mauvaise chose ? Explications.

L’avènement d’un modèle de « Patient 2.0 » bouleverse notre rapport à la santé. Nos perceptions sont dictées par des schémas culturels et sociaux, qui, peut-être, sont rendus obsolètes ou sont, du moins, sujets à discussion dans un contexte de mondialisation et de mutation sociale et économique. L’ouverture à la vente libre mais limitée sur Internet, opérée depuis juillet 2013, des médicaments sans ordonnance, est symptomatique de cette évolution.

La réglementation française sur la vente des médicaments sans ordonnance a été mise en conformité avec les normes et jurisprudence européennes de l’Affaire Doc Morris, du 12 décembre 2003, relatives à la libre circulation des marchandises. Cette ouverture opérée par le Conseil d’Etat dans son arrêté infirmatif du 20 juin 2013, demeure toutefois a minima. En effet, contrairement à nos voisins allemands ou italiens, la vente libre de ces 4000 produits est strictement cantonnée à Internet, à l’exclusion de la grande distribution. Et ce, via des procédés réglementés de plateformes, nécessairement rattachées à des officines de pharmacie et dûment autorisées au préalable par les autorités compétentes – ANSM, ARS et Ordre national des pharmaciens -. 

Les opportunités économiques du e-commerce et ses fausses promesses.

Ces nouvelles pistes de marketing et de développement économique offertes par l’e-commerce et les nouvelles pratiques de consommation, auraient comme avantage de favoriser la concurrence entre officines.

Cette concurrence serait source de baisse de coûts et donc d’économies pour le consommateur. Les plus fervents partisans d’une large ouverture, essentiellement la grande distribution, arguent qu’en plus de faire baisser les prix, la qualité du produit resterait identique – rejetant les critiques sur les risques de contrefaçon -, et écartent les dangers de surconsommation, au regard notamment des expériences jugées réussies en Italie et aux Etats-Unis.

L’argument d’une baisse des coûts, allant jusqu’à 25% en Italie selon l’Autorité de la concurrence, est en soi alléchant en ces temps de disette économique. Or une réforme de demi-mesure, comme celle mise en place en France, vide l’initiative de son intérêt. En effet, les expériences européennes de nos voisins démontrent que les plateformes en ligne dépendant d’officines ne présentent qu’un faible succès. Les prix ne sont que rarement inférieurs, ou dans des proportions minimes, aux prix pratiqués en pharmacie, et les frais de port qui avoisinent les six euros, compensent très rapidement ces faibles gains.

Plus encore, l’on constate un grand nombre de fermetures de ces sites, faute de fréquentation et de rentabilité. Ainsi, sur plus de 3 000 licences accordées en Allemagne, il ne reste qu’une maigre quarantaine de sites en fonction. Ces fermetures font écho à la grande vague de clôtures forcées qui a frappé plus de 18 000 sites frauduleux de vente de médicaments dans le monde lors de l’opération internationale Pangea VI de juin 2013 et qui nous rappelle que le marché de la contrefaçon des médicaments est le plus étendu et surtout le plus rentable au monde. Dans le même sens, le dernier sondage Ifop sur le sujet révèle que seulement 4% des français ont passé le cap de l’achat de médicaments sur Internet, preuve de la faible audience ce ce projet.

Mais la pierre d’achoppement principale reste le faible enthousiasme et le manque de mobilisation des acteurs concernés.

Les règles lourdes pour ouvrir de tels sites et les accréditations nécessaires dissuadent déjà sans aucun doute les acteurs français de la profession qui n’ont pas manifesté un grand enthousiasme.

En ce sens, hormis le groupement 1001Pharmacies – un des rares cas de soutien de la profession au projet – ou l’AFIPA – association d’industriels pharmaceutiques en faveur de l’automédication responsable – les divers acteurs français concernés se sont montrés sceptiques. Les officines, et notamment l’Union des groupements de pharmaciens d’officine (UDGPO) ou les groupements de pharmaciens PHR et FSPF, estiment qu’une large ouverture de la vente des médicaments sans ordonnance incluant la grande distribution nie les risques sanitaires et surtout met en cause l’avenir de la profession.

En effet, avant même cette ouverture, les ventes de médicaments en officines en 2012 ont reculé de 2,8 %. Plus encore, comme le soulignait Mathieu Pierotti pour le Portail de l’IE, les perspectives économiques européennes de vente de médicaments par les voies traditionnelles plafonnent de 1% à 4%. Ce mouvement ne pourrait que s’accélérer et nuire au modèle économique français d’officine réglementée, avec l’ouverture à la grande distribution et la vente sur Internet. Ainsi, les professionnels de la pharmacie rechignent à voir partir une manne financière substantielle qui lui est légalement et culturellement acquise en France depuis des temps immémoriaux, et où la création et la formation coûteuse de plateformes Internet et d’employés ad hoc pourraient être des gouffres financiers sans retour sur investissement.

En réalité, le vrai enjeu d’une telle réforme, mais qui a comme tare d’être moins séduisant que des économies pour le portefeuille des consommateurs, c’est bien de privilégier le phénomène culturel d’automédication au nom de la réduction du déficit de la Sécurité sociale. La vaste campagne de non remboursement des génériques en est la source. En ouvrant la vente de médicaments sans prescription à l’e-commerce, voire à la grande distribution, c’est d’autant plus de produits qui sortent du système légal d’officine et donc du champ de la Sécurité sociale. Les habitus évoluent certes, et les génériques se démocratisent, néanmoins les bénéfices tant pour la grande distribution qu’en termes de réduction des déficits de l’assurance maladie sont sans commune mesure. Ces économies potentielles se chiffreraient à plus de 500 millions d’euros, si l’automédication, relativement faible en France, se développait à des niveaux similaires à l’Allemagne.

Mais ne nie-t-on pas la vraie teneur du problème ?

Comparer statistiquement les opportunités économiques et à l’inverse les éventuels dangers d’une ouverture de large ampleur de la vente libre des médicaments, a une pertinence limitée. Si, vraisemblablement, cette ouverture n’a pas entrainé de surconsommation en Italie, le comportement de consommation sociétal d’un peuple à un autre diffère. La France est connue pour sa surconsommation chronique de médicaments, et sa dépendance à la filière médicale. Ainsi, étendre un peu plus ce marché et faciliter son accès, présentent des risques.

Il est vrai que les conséquences économiques de ce schéma culturel sont lourdes, et pèsent gravement sur l’état des finances publiques. Toutefois, il s’agit ici de changer le rapport au médicament et, plus globalement, à la santé en général. La santé est-elle un bien ? Une marchandise ? Faire des économies, oui, mais à quel prix ? Il est intéressant de noter que, les réglementations européennes en la matière ne dépendent pas de la Direction de la Santé publique, mais de celle de l’Industrie. De plus, de nombreuses enquêtes d’opinion attestent que la population, tout âge, sexe et niveau socioprofessionnel confondu, est peu encline à ce mode de consommation des médicaments. La peur du surdosage, des erreurs de prises, et surtout de ne pas être suffisamment écoutés et conseillés lors d’un achat sur Internet, et a fortiori en grande surface, laissent perplexes les consommateurs.

La question fondamentale est bien là, et les sondages d’opinion le confirment, l’opinion publique ne perçoit pas les médicaments, même sans prescription, comme des biens de consommation. Les individus ne se considèrent donc pas, par conséquent, eux-mêmes comme consommateurs, mais bien comme patients en recherche d’une expertise professionnelle de santé, et d’un service qui transcende de loin les aspects financiers et préoccupations économiques.  

Johan CORNIOU-VERNET

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