Les mémoires des grands commis de l’Etat peuvent rapidement ennuyer ou tourner à l’autojustification. Rien de tel dans le livre du Préfet Jean-Louis Fiamenghi, ancien patron du Raid et actuel directeur de la sûreté de Veolia.
Dans le secret de l’action (Mareuil Editions) est un texte sobre qui ne respire pas la nostalgie du vétéran incapable de vivre dans le présent. Aucun passéisme : l’auteur ne joue pas l’ancien combattant pressé de raconter ses campagnes pour mieux sculpter sa statue. Certes, un ouvrage participe toujours d’une sorte de puissance existentielle particulière contribuant à la reconnaissance de celui qui l’a écrit. C’est fatal… Mais l’on ne sent pas ici un ego qui se satisfait sauvagement. Tout au contraire, une plume spécialement humaine s’exprime, insistant sur le fait que l’on ne connaît jamais les vraies raisons d’agir d’un individu et ses perceptions profondes. D’où les paroles suivantes : « Je n’ai jamais cru que seuls existaient le blanc d’un côté et le noir de l’autre. Les nuances chez l’être humain sont bien plus subtiles et toutes ces années dans la police n’auront pas suffi à m’en faire percer tous les secrets. C’est ce qui fait de chacun d’entre nous une machine extraordinairement complexe qui reste en permanence à découvrir. C’est pour cela, sans doute, que je ne me suis jamais rassasié des multiples rencontres que m’a offertes ce métier dont on n’évoque pas assez, à mon goût, toute la richesse ».
Du coup, il ne se montre ni péremptoire ni narcissique. La citation qui précède la dédicace et qui revient dans l’un des chapitres traduit assez bien l’une des poutres maîtresses du manuscrit : « Il existe trois versions de chaque histoire : la tienne, la mienne, la vraie. Aucune n’est un mensonge. Les souvenirs communs sont uniques pour chacun » (Robert Evans, PDG de Warner)
« Fiam », comme on l’a surnommé, raconte les origines de son parcours républicain avec simplicité : né d’un père adjudant-chef dans les Tirailleurs marocains, et d’une mère d’origine italienne, il passe ses huit premières années au Maroc, avant de suivre ses parents en Allemagne puis d’intégrer les enfants de troupe (l’école militaire de Tulle). Cependant, il ne fera pas siens les rêves de son père et ne rentrera pas à Saint-Cyr, mais dans la police ! D’abord enquêteur contractuel, il franchira toutes les étapes qui le conduiront à atteindre le sommet de la hiérarchie policière puis le corps préfectoral. On connaît les faits d’armes de cet ancien de la BRB et de la BRI qui dirigea plus tard le Raid puis le SPHP (Service de protection des hautes personnalités), avant de devenir le directeur de cabinet du Préfet de police de Paris. Comptant au nombre des quelques acteurs de l’interpellation de Mesrine et de l’arrestation d’Yvan Colonna, il vécut le métier policier dans ce qu’il recèle de plus intense et engageant. Ce qui relève désormais pour nous de la légende, l’Antigang du commissaire Broussard, par exemple, compose un épisode de ses souvenirs les plus personnels.
De quoi est-il au fond question dans ces lignes ? De servir le futur en sachant s’inspirer de manière distanciée du passé. Ce livre ne vise pas à édifier les plus jeunes mais à les propulser dans leur propre destin. Ambition salutaire ! Il convient de s’inscrire dans l’histoire du moment, écrit-il en substance. Il milite en revanche pour la transmission de ce qui doit être confié aux nouvelles générations. La proximité entre les « anciens » et les « modernes » est mère de progrès. Sans doute le temps manque-t-il trop souvent pour cela, et les procédures l’emportent régulièrement sur le management, c’est-à-dire sur l’humain.
De ce fait, il porte un regard plutôt positif sur l’évolution de l’univers policier, notamment la plus grande attention portée sur les droits des mis en cause et l’humanisation du traitement des « criminels », y compris les plus durs. Encore faut-il trouver aujourd’hui, bien évidemment, le juste équilibre entre l’efficacité et la proportionnalité de la contrainte. A cet égard, son regard sur le chemin parcouru permet de se forger une image raisonnable de nos forces de sécurité, et de les soutenir tout à la fois avec lucidité et force, celle de l’ordre républicain légitime.
L’homme d’action livre aussi les clefs d’une réflexion nécessaire sur le chef contemporain. Les qualités exigées par le commandement apparaissent vite au récit de ses expériences. L’essentiel ? Eviter de commander à partir de son bureau, sachant par ailleurs que l’on est « patron » H24 dans la police, la gendarmerie et l’armée : quand l’urgence opérationnelle s’impose, il n’existe pas d’échappatoire… La responsabilité du chef est entière, et son influence repose dans l’affectif. Dans la gestion de crise qui fut son ordinaire, « Fiam » place au centre de l’action la prise en compte de l’humain et l’attention permanente au rôle des émotions. D’où l’importance du groupe dans lequel s’insère les hommes destinés à accomplir les actions sensibles et d’exception. Le maintien de l’ordre, la maîtrise de la violence extrême, l’antiterrorisme, impose la cohésion des personnalités les plus variées. Le chef, dans cette logique, doit être reconnu par les siens : à défaut de cette onction, il ne sera pas considéré comme tel… Pour cela, il est indispensable qu’il incarne les valeurs qu’il promeut, et manifeste la réalité de son courage, sans pour autant sortir de son rôle absurdement.
Jean-Louis Fiamenghi sait bien que le récit sur la violence (celle que l’on combat) renforce le groupe d’élite : vertu du storytelling qui crée du rêve et cimente des individus ! Mais sa motivation est ailleurs car il connaît parfaitement les limites de cet exercice et que son propos ambitionnait une autre aventure : inciter à une attitude prospective et inviter chacun à relever ses propres défis. C’est le hasard qui le conduisit à donner naissance à cet ouvrage, répète-t-il. Toutefois, il en apprécie volontiers les effets motivants sur autrui. Une autre phrase le prouve, valable pour chacun d’entre nous : « Je ne suis pas un adepte de la nostalgie. A trop se pencher sur son passé on finit toujours par tourner le dos au présent au risque de fuir la réalité. Regarder devant soi, aller de l’avant, cueillir chaque instant qu’offre la vie comme un fruit sur un arbre, accepter le hasard comme une aubaine – s’il est vrai qu’il a du talent – et lui laisser toutes ses chances, croire que l’instinct est plus fort que la raison, voilà toute ma philosophie ». Il poursuit ainsi : « Ne pas être nostalgique ne signifie pas que l’on souhaite pour autant gommer son passé puisqu’il nous façonne et nous aide, tant bien que mal, à nous comprendre. De là à le raconter, à « se » raconter, il y a un fossé que je me suis longtemps refusé à franchir, ayant peu de goût pour la lumière crue des projecteurs et aucune appétence pour radoter mes faits d’armes comme un ancien combattant rattrapé par l’ennui ».
On sent bien dès lors les enseignements que son parcours peut apporter à l’entreprise : passer du temps à convaincre, comprendre les dynamiques relationnelles, mobiliser les volontés autour d’un projet déterminant pour l’avenir des organisations productives. La sûreté fut longtemps une fonction négligée au sein des entreprises. On la considérait exclusivement comme une contrainte pesant sur la marche opérationnelle du processus productif. De surcroît, elle était trop facilement confondue avec le « flicage » des salariés, et n’apparaissait pas comme une occupation « noble »… Désormais, elle suscite davantage l’intérêt des échelons décisionnels des organisations. Les exigences de la protection de l’information stratégique et de l’image, celles de la sécurité des collaborateurs, ou bien encore celles de la cybersécurité, firent hélas beaucoup pour mettre le thème « sûreté » à l’ordre du jour ! Le livre de « Fiam » nous dit bien des choses utiles pour raisonner également sur ce sujet montant de la protection des organisations. La sécurité de tous inclut désormais les entreprises !
Eric Delbecque, membre du Conseil scientifique du CSFRS