[JdR- Conversation] Résilience des entreprises : et si la clé du succès était une meilleure gestion du stress en situation de crise ? Entretien avec Inès Bassou et présentation d’un cas d’étude de Benoit Vraie

A l’heure où les crises sont de plus en plus récurrentes, en témoignent les dernières mésaventures de Lactalis, Saint-Gobain, Facebook ou encore Altran, « les capacités des organisations à gérer les situations de crise deviennent une véritable source d’avantages concurrentiels ».
Pour nous, Inès Bassou s’est prêtée au jeu des questions- réponses au sujet de la continuité des entreprises et de leur résilience. Formée par Benoit Vraie, elle intègre au quotidien la gestion du stress à son management de crise et à l’actualisation du plan de continuité d’activité (PCA) de son entreprise. À la fin de son interview, un focus vous est proposé sur l’étude de Benoit Vraie et Sophie Cros traitant de l’intérêt des sérious games comme méthode de restitution des apprentissages sous stress aigu.

PIE : La gestion de crise, tout le monde en parle mais peu de gens savent réellement ce que cela recouvre. Finalement qu'est-ce que la gestion de crise mais surtout qu'est-ce-que ça n'est pas ?

IB : La gestion de crise est une stratégie qui permet à une organisation de se préparer à la survenance d’un évènement, déstabilisant son mode de fonctionnement habituel. En entreprise, elle est abordée sous le prisme de l’organisation et de l’anticipation : nous attribuons des rôles et tentons d’anticiper au maximum le déroulement de ces moments de prise de décision dans un contexte sensible.

En revanche, ça n’est pas un moyen d’éviter la crise, elle n’immunise pas l’entreprise des risques auxquels elle s’expose en existant. C’est surtout un outil de pilotage, qui permet d’apporter des réponses pertinentes à un moment critique de la vie de l’entreprise.

 

PIE :  Quels liens faites-vous entre le risk management et la gestion de crise ?

IB : Le risk management s’attache à identifier, évaluer et prioriser le risque d’une entreprise. Les deux disciplines sont complémentaires, dans la mesure où nous allons potentiellement devoir gérer une crise inhérente à ce risque qui n’aura pas pu être maîtrisé en fonction de sa nature. Ces deux disciplines émergentes sont étroitement liées, et peuvent même être associées en un seul service selon le mode de fonctionnement de l’entreprise.

 

PIE : Vous êtes en charge du plan de continuité d'activité au sein d’un grand groupe français, au quotidien qu'est-ce-que cela implique ?

IB : Cela implique de se poser de nombreuses questions sur son organisation et de savoir imaginer le pire : de façon isolée, au sein de notre service mais surtout auprès des lignes de métiers. Il est nécessaire de prendre du recul sur les procédures existantes et sur ce que nous pouvons améliorer en permanence. Il faut imaginer pouvoir fonctionner sans toutes les ressources dont nous disposons au quotidien. Les collaborateurs ont parfois du mal à conceptualiser le mode « dégradé ». C’est pourquoi nous poussons l’ensemble de l’entreprise à cette réflexion en les sensibilisant de façon globale à cette culture du risque et aux multiples possibilités d’incidents.

 

PIE : Est-ce une obligation légale pour les entreprises françaises d'avoir son propre PCA ? Dans le cas contraire, pourquoi cela leur serait quand même utile voire vital ?

IB : Il n’existe pas d’obligation légale sauf pour les Opérateurs d'Importance Vitale (OIV) qui répondent à des exigences spécifiques. Cependant, une entreprise qui n’anticipe pas correctement l’interruption de ses activités peut être amenée à disparaître de façon brutale. La concurrence, la réputation auprès des clients et du public, l’interruption d’une chaîne de production… : tous ces scénarios s’avèreront catastrophiques si aucune stratégie de repli ou de reprise n’a été pensée en amont.

 

PIE : Les entreprises doivent-elles obligatoirement en référer aux autorités lorsqu'elles déclenchent leur cellule de crise ou leur PCA? Quel soutien peuvent-elles attendre de l'Etat ?

IB : Cela dépend de l’activité de l’entreprise et de l’ampleur des problématiques rencontrées. La plupart des cellules de crise sont confidentielles et ne seront pas dévoilées. S’il y a un impact sur la population ou sur une zone particulière, les autorités seront bien sûr mises au fait, notamment s’il s’agit d’un OIV. L’Etat est un acteur important de la préparation aux crises majeures et dispose de nombreux services dédiés à la planification : au sein des ministères, mais aussi plus localement. Le partenariat public-privé est essentiel à la gestion des risques de façon globale. Les deux parties ont tout intérêt à communiquer et à s’entraider pour rétablir le plus vite possible une situation normale si tout est amené à basculer.

 

PIE : Quels leviers actionner lorsque la crise dépasse les frontières de l'entreprise ?

IB : Il y a des dispositions nécessaires à prendre dans ces situations, comme prévenir les autorités compétentes, prendre des décisions préservant l’image de l’entreprise et son intégrité.

 

PIE : Chaque situation de crise est différente de la précédente pour une entreprise, comment faites-vous concrètement pour adapter votre PCA et votre cellule de crise à chaque situation ?

IB : En invitant uniquement les collaborateurs concernés par l’incident. Il est inutile d’avoir trop de personnes autour de la table. Les bons interlocuteurs sauront rapidement prendre des décisions s’il s’agit de leur domaine et champ de compétences. L’adaptation se fait plus rapidement dans l’urgence.

 

PIE : La résilience est un idéal vers lequel tendre pour les entreprises. Est-il possible pour celles-ci de devenir résilientes face à un ou plusieurs types de risques et de menaces ? Comment procèdent-elles pour se rapprocher de cet état de résilience ?

IB : Une entreprise sera plus résiliente face à une crise qu’elle a déjà subie, c’est évident. Mais son ampleur et ses caractéristiques ne seront jamais identiques, c’est pourquoi il est primordial de continuer à entraîner la cellule de crise et à sensibiliser les collaborateurs à un risque protéiforme et surtout imprévisible.

 

PIE : Comment intégrer la communication de crise à la gestion de crise ? Faut-il toujours communiquer ? En interne et à l'extérieur ?

IB : La communication de crise est un point sensible. Ne pas communiquer est souvent perçu négativement par les médias et les clients. Cependant, il est essentiel de communiquer au moment adapté et de savoir rassurer les parties prenantes. En interne pour des raisons de confiance et en externe pour la réputation de l’entreprise. Le silence peut laisser émerger toute sorte de rumeurs et attiser encore plus le doute. Le cas de Lactalis qui a tardé à communiquer est un exemple parlant.

 

PIE : Existe-t-il un profil type et idéal de personne pouvant travailler dans la gestion de crise et la mise en œuvre de PCA?

IB : Il faut savoir se projeter et anticiper le pire. Cela demande d’être organisé et surtout opérationnel au moment venu. Avoir également une bonne gestion du stress.

 

 

Focus sur la gestion du stress en cellule de crise et ses conséquences 

Présentation et synthèse de l'étude menée par Benoit Vraie et Sophie Cros : «  l'Intérêt des sérious games comme méthode de restitutions des apprentissages, sous stress aigu, en crise » in Management et Avenir, n°102,  2018.

La crise génère un déséquilibre entre ce qui est exigé de la personne et les ressources dont elle dispose pour répondre à ces exigences. Ainsi, toute crise est vécue sous stress.

« Dès lors, décider sous stress revient à organiser et piloter l’action collective au sein de laquelle les conduites et comportements individuels doivent être appréhendés comme des états réactionnels soumis à des agressions »

Les serious games permettent ainsi de reproduire des situations de crise et de replacer les personnes en situation de stress, afin d'observer leurs comportements décisionnels sous cette contrainte. Ils permettent, en outre, d'étudier en laboratoire et "in vivo", "l'analyse du processus d'acquisition depuis le constat de l'erreur jusqu'à l'édification du savoir en compétence distinctive, c’est-à-dire en avantage concurrentiel au travers de routines organisationnelles »  

L'enjeu étant d'observer l'impact du stress sur la faculté d'apprentissage des personnes en situation de gestion crise, sachant que les réactions face au stress diffèrent.

En effet, le stress est un syndrome d'alarme qui se déclenche lorsque nous faisons face à une agression, une menace ou une situation vécue comme telle. Le stress est une fonction adaptative qui nous permet en théorie de mobiliser nos ressources afin de faire face au danger. Le stress aigu est donc un niveau d'intensité maximal de stress ressenti lorsque la vie est mise en danger. C'est ce stress aigu qui peut engendrer des réactions inadaptées en situation de crise ou au contraire nous pousser à nous surpasser.

Ainsi, dans le cadre de cette étude, Benoit Vraie et Sophie Cros ont proposé deux serious game, lors d'un séminaire de formation à la gestion de crise de trois, aux participants. L'un réaliste basé sur la tempête de 1999, l'autre, plus fantastique, narrait la destruction de la terre par un astéroïde.

Les joueurs de ces deux serious game étaient des étudiants et des opérationnels. Les joueurs   professionnels de la gestion de crise comme les pompiers, se sont retrouvés dans une situation de super performance, lors de la mise en situation réaliste (tempête). En revanche le scénario catastrophique moins réaliste (destruction de la Terre) a engendré un niveau de stress très important, car aucun des joueurs n'avat de référentiel sur lequel s'appuyer. Le scénario avait beau être invraisemblable, la situation ne pouvait être que nouvelle, unique et inconnue pour les joueurs, ce qui générait du stress aigu, le décalage entre connaissances et environnement étant très fort.

En effet, plus ce décalage est ressenti, plus l'effet de surprise, l'oubli des apprentissages, le manque de temps pour prendre la bonne décision, se feront ressentir par les individus. D'autant que la documentation à disposition dans les cellules de crise et serious game, telles que les procédures, ne permet pas d'anticiper toutes les situations.

Plus surprenant, l'étude révèle que les participants ont réussi à mobiliser plus facilement des apprentissages anciens que ceux abordés pendant les trois jours de formation. Les opérationnels ont plus facilement restitué des connaissances et des compétences apprises et répétées plusieurs fois, faisant naitre chez eux des habitudes et des routines. Ainsi, « en situation de crise et sous stress aigu, les capacités individuelles (savoirs, savoir-faire, savoir-être), provenant d’apprentissages antérieurs, ne sont pas toujours restituées par les individus. L’acquisition de l'apprentissage n'est jamais définitive, il doit faire l'objet de retours d'expérience réguliers.  Le niveau de stress aigu perçu est un déterminant à prendre en compte dans la capacité ou non-capacité de restitution desdits apprentissages.»

En effet, c'est la routinisation du savoir, processus itératifs d'apprentissage, qui permet le traitement automatique de certaines informations, et donc d'économiser de la ressource cognitive, de la fatigue et, in fine, du stress. L'étude de L. Crocq avait démontré que les « crises générant du stress réduisent les capacités cognitives et nécessitent un niveau d'attention élevé », engendrant ainsi un état de fatigue supplémentaire.  

Pour autant, d'autres chercheurs prônent l'apprentissage par le management de la découverte, où la capacité d'adaptation des individus serait un des fondamentaux d'apprentissage en situation de crise. Aussi, ces études indiquent que « les routines peuvent être soit une aide, soit un handicap en situation de crise, selon la situation rencontrée ».

Les participants du serious game "fin du monde" ont, en outre, indiqué que les supports documentaires disponibles pouvaient être un facteur réduisant le stress, même si par définition ils ne peuvent anticiper toutes les situations de crise. Cela s'explique par le fait que la documentation permet aux opérationnels de "suivre des procédures et raisonnements qu'ils connaissent, même si cela ne correspond pas à la situation rencontrée".

Au regard de cette expérience, il est possible d'expliciter des premières conclusions et solutions qui rendent possible l'accroissement de la résilience des entreprises :

  •  La pratique régulière d'entraînements, d'exercices de crise, ou de serious games permet d'amorcer une dynamique de « sensibilisation et de préparation aux fondamentaux de management de crise ».

La pratique d'entraînements permet à la fois la routinisation de savoirs et de compétences, mais aussi l'apprentissage par la découverte de situations nouvelles ainsi qu'un assouplissement des capacités d'adaptation.

Cependant, le serious game est un outil pédagogique et méthodologique qui doit répondre à quelques règles d'organisation pour être efficace. D'une part, il ne faut pas oublier que leur vocation première est de travailler sur la gestion du stress en situation de crise, afin de faire baisser l'impact de celui-ci sur le processus décisionnel. Ainsi, le type de scénario le plus efficace et pertinent pour apprendre à gérer une crise est celui qui arrive à prendre en compte le facteur stress.

  • L'enjeu pour les joueurs étant d'acquérir de la compétence et de la connaissance par l'expérience,le contenu du jeu devra être élaboré en fonction du public cible.
     
  • La présence d'une documentation de gestion de crise, conçue comme une boite à outils dans laquelle piochent les participants est indispensable La documentation ne doit pas enfermer les joueursdans un cadre rigide inadaptable aux situations toujours nouvelles rencontrées lors des crises.
     
  • Enfin un meilleur confort matériel et une meilleure ergonomie de la cellule de crise semble être un autre facteur d'efficacité.

 


 

Inès Bassou est chargée PCA & gestion de crise au sein d’une grande entreprise du BTP français.

Elle coordonne, supervise et contrôle, la formation des responsables en matière de gestion de crise et continuité d'activité. Elle s'assure du maintien en condition opérationnelle des dispositifs de continuité d’activité et de gestion de crise, et de l'actualisation du cadre documentaire (PCA, BIA, fiches réflexes…). Enfin elle anime des exercices de crise au sein de son entreprise.   

Benoit Vraie est docteur en sciences du Management à l'École de Management de l'université Panthéon-Sorbonne. Titulaire d'un DU de Médecine " traumatisme psychique : clinique, pathogène, prise en charge » à la Faculté de médecine Pierre et Marie Curie (Paris 6), auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les questions de gestion des risques, de crises et de continuité d’activité. Il est maître de conférences associé à l’Université Paris 1 Sorbonne et chargé d'enseignement dans des Universités et Grandes Écoles (The University of Chicago, HEC Paris, ENSAM Paris, EM Lyon, EM Grenoble). Ses recherches portent sur les capacités des individus à agir et à décider dans des environnements turbulents et/ou en situation de stress aigu.  

 

 

Pour retrouver l’étude dans son intégralité : lien

Pour lire les autres publications de Benoit Vraie sur le sujet : lien

Si vous souhaitez vous former à la gestion de crise via un serious game exigeant de 24h : Inscrivez-vous au ar game de l'Ecole de Guerre Economique : ici et sur Facebook.