La construction d’une politique de sécurité alimentaire comme levier de puissance en Russie (partie 1/2)

Alors que la stratégie des autorités russes sur la souveraineté alimentaire mise en place dans les années 2010 porte aujourd’hui ses fruits, le Portail de l’IE s’interroge sur la construction d’une politique de sécurité alimentaire comme levier de puissance en Russie. Caroline Dufy, maitre de conférences, responsable du Master Sciences Po Bordeaux-Université de l’Amitié des Peuples de Moscou (ERSEG), chercheur et responsable de l’axe international au Centre de recherche de Bordeaux Émile Durkheim, a soutenu cette année son habilitation à diriger des recherches sur le thème suivant : « Marchés des céréales et interventions étatiques : le blé dans la Russie des années 2000-2018 » et nous éclaire sur le sujet.

Portail de l’IE : Comment vous êtes-vous intéressée au fait que la Russie, dont le secteur céréalier est en situation d’importation depuis des décennies, est passé au statut d’exportateur de premier rang de céréales à l’échelle mondiale ?

Caroline Dufy : Les recherches ont commencé en 2014 et ont terminé en 2018. Pendant 4 ans donc, j’ai effectué plusieurs enquêtes de terrain, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec des agriculteurs, des syndicalistes du secteur céréalier, des économistes spécialistes des questions agricoles et des traders. Ces entretiens ont été mené à travers plusieurs pays et plusieurs régions, dont l’oblast de Krasnodar qui est une région extrêmement fertile, où se trouvent notamment les fameuses terres noires traditionnelles et mythiques de la production céréalière russe, mais également au nord de ce territoire dans la région de Voronej et autour de Moscou. Durant ce travail, j’ai interrogé des responsables d’administration locale et régionale en charge des questions d’agriculture ou des territoires. J’ai beaucoup utilisé la littérature existante sur ces questions. J’ai confronté ces résultats à des discours de traders et syndicalistes céréaliers en Europe, en France et en Suisse.

Je connais la Russie depuis longtemps, et ce qui m’a vraiment intéressé c’est de voir qu’en quelques années, ce pays est passé d’une situation d’importation au statut d’exportateur de premier rang de céréales à l’échelle mondiale. Je me suis demandé comment ce type d’évolution est possible et quelles sont les implications politiques, mais aussi les conséquences et la perception des acteurs sur la politique céréalière.

Lorsqu’on regarde les années 1990, on constate que cette évolution a été opérée en une dizaine d’années, ce qui est un résultat tout à fait stupéfiant d’un point de vue structurel, alors que les évolutions agricoles s’inscrivent normalement dans un temps long.

Les grandes conclusions tirées de ce travail sont les suivantes : tout d’abord, l’idée essentielle et centrale que le blé (blé tendre, et non le blé dur destiné à la production de pâtes par exemple) est devenu pour la Russie une ressource stratégique majeure à la fois à l’international et à l’égard de la population domestique.

À l’international, le blé est essentiel d’un point de vue stratégique car cette ressource a restauré ce que les acteurs des politiques agricoles traditionnels ont appelé « le retour de la puissance céréalière de la Russie ». La capacité de la Russie à devenir une puissance exportatrice : elle est en fait une ressource financière dans le transfert et l’évolution d’une puissance énergétique au retour d’une puissance agricole. D’un point de vue interne, cette ressource est propre à une logique d’autonomisation d’un point de vue politique, économique, et financier vis à vis des grands acteurs du monde occidental comme les États-Unis et l’Europe.

À partir de 2007-2008, on observe le retournement de la politique étrangère russe et finalement, la montée en puissance et le virage conservateur de la politique russe. Ces années sont un virage essentiel dans la critique du multilatéralisme américain, la volonté de trouver une voie alternative d’existence de la Russie au niveau international. Le discours de Munich, sur la sécurité et la nécessité du multilatéralisme au niveau international l’illustre. C’est également l’époque de la guerre en Géorgie. De ce point de vue, la montée en puissance du secteur céréalier accompagne la volonté de la Russie de jouer un rôle alternatif à l’international, dans les relations extérieures et en économie.

 

PIE : Pourquoi la notion de « sécurité alimentaire » entre dans le vocabulaire des autorités russes au moment de la restructuration économique des années 2000 ?

C.D : La question de la production céréalière s’appuie sur la volonté de la Russie de mettre en place ce qui a été qualifié de sécurité alimentaire et qui entre dans le discours des autorités russes. Nous avons observé avec ma collègue Svetlana Barsukova dans la Revue comparative Est-Ouest (2014) que ce terme est très lié aux impératifs historiques de la Russie. La notion apparaît en outre dans la période stalinienne et présente de nombreuses occurrences.

Nous avons établi que ce terme a été employé par les économistes dans les années 1990 pour tenter d’imposer une protection du secteur agricole de la Russie face aux importations massive opérées par Boris Eltsine. Mais, finalement, la sécurité alimentaire garantie par la production nationale cède la place à la sécurité alimentaire du consommateur, c’est à dire celle qui est garantie par des importations massives à faible coût. Cette conception-là s’impose donc par la politique de Boris Eltsine. Le terme de sécurité alimentaire a donc une signification très variable, et dans la politique russe, elle apparaît et est entérinée par le gouvernement de Dmitri Medvedev, donc après le changement de paradigme en politique étrangère et le tournant conservateur.

Ce terme politique de sécurité alimentaire est par ailleurs un terme extrêmement utilisé par les OI et concernent les pays où sévit la famine. Le terme est défini de façon précise sur la FAO et ne paraît pas de fait s’appliquer à la Russie en 2010, contrairement aux années 1990. Or, c’est à cette période que cette notion est adoptée par Medvedev alors qu’il n’existe plus aucun problème d’alimentation et que le pays mange à sa faim. L’ukaz (le décret) rédigé à ce sujet, définie à ce moment-là la politique de sécurité alimentaire comme un élément à part entière de la politique étrangère et de la sécurité nationale. À ce moment-là, la production agricole et céréalière devient un pilier de la sécurité nationale et devient une priorité des autorités russes.

 

PIE : Dans quelle mesure le marché céréalier représente-t-il une ressource stratégique pour l’État russe ? En quoi la sécurité́ alimentaire apparaît à la fois comme une priorité stratégique nationale et comme une dimension essentielle de la politique étrangère ?

C.D : Le marché céréalier représente une ressource à double titre, dans la mesure où à l’extérieur la Russie redevient une puissance productive capable d’influer sur le cours des matières premières, mais devient aussi une ressource discursive sur les autorités russes. Le discours renforce la popularité du gouvernement des pouvoirs publics pour l’Etat russe.

Est-ce une priorité nationale ou internationale ? Réellement, je pense que ces deux objectifs sont complémentaires. D’un point de vu externe, la politique sert de modalité d’intégration de la Russie au niveau international. Dans les années 2000, la puissance céréalière est tournée vers l’exportation. Au fur et mesure de la chute des prix du pétrole, beaucoup de ressources sont réorientéees. On remarque qu’une classe oligarchique émerge dans le secteur céréalier, il y a un processus très fort de concentration des exploitations. On compte des centaines de milliers d’hectares, jusqu’à 500 000 et 600 000 hectares dans le sud de la Russie. Il s’agit de méga exploitations ou agro holdings qui sont eux, détenus par des oligarques du secteur agricole et qui sont financiarisés, très concentrés et intégrés sur les marchés internationaux. Ces structures permettent de constituer une véritable puissance céréalière dans les années 2000, qui va éviter l’effondrement des cours internes.

Une dimension stratégique externe : concurrencer les producteurs classiques européens

Évidemment si la production des cours internes agricoles était tout entière destinée au marché domestique, il y aurait véritablement un effondrement des prix. L’objectif est à ce moment-là d’orienter une grande partie de la production à l’international. La Russie devient ainsi un producteur de premier plan, notamment dans le secteur de la Mer Noire, où se concentrent de grands producteurs, comme l’Ukraine qui en dépit de la guerre continue de concurrencer les producteurs traditionnels européens et en particulier la France. Cette dernière a en effet une qualité de blé dite moyenne, intermédiaire et pour laquelle la Russie est un concurrent sérieux.

La production russe se concentre vers des importateurs du pourtour méditerranéens, le plus grand étant l’Égypte et le fameux office international d’importation du blé qui lance des appels d’offre réguliers pour nourrir une population considérable. La Russie devient un des fournisseurs très importants de tous les pays maghrébins et du Proche-Orient, et peut être amené, là aussi, à concurrencer des producteurs traditionnels comme la France.

Une dimension stratégique interne : le retour d’une politique agricole capable de constituer un secteur fort de l’économie

L’objectif des autorités est de constituer une puissance capable de nourrir le pays, mais aussi d’en faire un secteur fort de l’économie. La stratégie domestique est importante pour comprendre pourquoi la Russie est redevenue une puissance céréalière à deux faces. La puissance céréalière va devenir une politique de rétorsion face aux sanctions européennes. En 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée, la Russie adopte par le biais de Dmitri Medvedev une politique de contre-sanctions interdisant l’importation de tous les biens agricoles en provenance de l’Union européenne. Le porc breton, les pommes polonaises, le fromage italien… Tous ces produits-là sont bannis des étals des commerces russes. Une politique de substitution aux importations est mise en place et financée par des subventions et prêts bonifiés par le gouvernement russe. Depuis les années 1990, les importations en provenance de l’occident sont en effet massives, et le gouvernement se repose sur les importations étrangères. Cette politique vise à remplacer une grande partie de ces importations étrangères par une production nationale.

Évidemment, même si les importations européennes sont bannies, d’autres prennent le relais comme celles en provenance d’Israël. Néanmoins, l’objectif des Russes est de développer une industrie nationale alimentaire qui va permettre de remplacer une grande partie de ces produits importés. On assiste également à l’importation d’animaux, qui elle n’est pas interdite, en provenance des pays européens et qui permet de produire du lait et des produits fromagers à partir de chèvres françaises.

Ainsi, à partir de 2014, l’objectif affiché est de priver certains marchés européens de leurs débouchés russes et encourager une production nationale.

 

suite et fin le 22/07