La construction d’une politique de sécurité alimentaire comme levier de puissance en Russie (partie 2/2)

Alors que la stratégie des autorités russes sur la souveraineté alimentaire mise en place dans les années 2010 porte aujourd’hui ses fruits, le Portail de l’IE s’interroge sur la construction d’une politique de sécurité alimentaire comme levier de puissance en Russie. Caroline Dufy, maitre de conférences, responsable du Master Sciences Po Bordeaux-Université de l’Amitié des Peuples de Moscou (ERSEG), chercheur et responsable de l’axe international au Centre de recherche de Bordeaux Émile Durkheim, a soutenu cette année son habilitation à diriger des recherches sur le thème suivant : « Marchés des céréales et interventions étatiques : le blé dans la Russie des années 2000-2018 » et nous éclaire sur le sujet.

PIE : Les sanctions européennes ont-elles joué un rôle émancipateur vis à vis de l’Union européenne (UE) ?

C.D. : Les flux circulaient de façon libre jusqu’à il y a peu de temps. À partir de 2014, les sanctions ont effectivement joué un rôle émancipateur de façon très marquée en termes économiques, internationaux et politiques, mais aussi symboliques. On voit que toutes ces dimensions sont associées les unes aux autres et c’est ce qui rend cette thématique des sanctions tout à fait intéressante.

 

PIE : Comment est utiliser l’outil diplomatique à des fins de développement de la coopération internationale ?

C.D. : Il est nécessaire de dire que la coopération internationale est véritablement en berne et est très impactée par l’épisode des sanctions, dans la mesure où s’est développé un sentiment très fort d’humiliation de la part de la population russe à l’égard des européens. Lors des entretiens que j’ai conduits entre 2014 et 2018, j’ai remarqué qu’autant le développement de la coopération a été extrêmement favorisé jusque-là, mais à partir de 2014, dans tous les discours présentés par mes interlocuteurs, l’Union européenne est perçue comme une ennemie. Il n’est pas possible d’utiliser la coopération internationale pour l’instant. Néanmoins, les gestes qui ont été réalisés de part et autre, comme la libération des otages Russes en Ukraine, et d’otages Ukrainiens en Russie et les tentatives de libération et de désarmements unilatéraux qui ont été annoncés il y a peu de temps, permettront peut-être le retour de la coopération internationale. On a le sentiment que sous l’égide de la France en particulier, les politiques européennes tendent à atténuer l’épisode des sanctions. Malgré tout, on reste dans l’attente d’une évolution et la question de la coopération n’est pas à l’ordre du jour.

 

PIE : Existent-ils des questions d’influence liées à l’approvisionnement des pays voisins, dans l’espace post-soviétique ?

C.D. : Effectivement, on voit que cette politique de construction de sécurité alimentaire s’articule avec l’objectif de régionalisation. En effet, la Russie est engagée depuis le début des années 2010 dans une politique de régionalisation avec l’Union Eurasiatique. Cette perspective n’est pas forcément facile dans la mesure où cette union se concentre dans une zone régionale extrêmement déséquilibrée en faveur de la Russie qui constitue 80% de la production de richesse de cette entité. Néanmoins, la construction d’une intégration régionale implique la possibilité pour la Russie de réserver un approvisionnement principal et prioritaire des pays voisins comme c’est le cas de l’Arménie, qui produit peu de blé. C’est une garantie de sécurité et d’approfondissement d’une intégration régionale qui est déjà en cours et cherche à se développer.

PIE : La production agricole a fait l’objet d’investissements accrus dans les années 2010, suite à la chute du secteur pétrolier. Attire-t-elle désormais l’attention des pouvoirs publics par sa capacité à pourvoir des devises face à l’instabilité des prix pétroliers ?

C.D. : Le secteur agricole a fait l’objet d’investissements accrus dans les années 2010, d’autant plus que le secteur pétrolier est sujet à des variations très fortes où le prix est très instable. On l’a vu avec la crise des subprimes, aujourd’hui avec la querelle avec l’Arabie Saoudite et l’effondrement du prix du pétrole dans le contexte du Covid-19. Effectivement, cette très forte volatilité du pétrole, même si elle tente d’être contenue par l’OPEP et la Russie, rend l’économie russe extrêmement dépendante du prix du pétrole. On a vu depuis les années 2000, la reconversion d’un certain nombre de capitaux et de fortunes du secteur pétrolier se transférer vers d’autres secteurs comme le secteur agricole, très financiarisé avec la création d’holding agro-industriels concentrées. Ces structures sont désormais cotées en bourse et sont véritablement des monstres dans la production agricole.

Cette évolution structurelle de l’agriculture russe depuis les années 2000 est marquante dans la mesure où elle suit un effondrement dans laquelle à partir de la chute de l’URSS, la Russie fait face à une crise agricole terrible. L’exode rural massif, les pertes de terres agricoles considérables et la perte des têtes de bétails, notamment dans le bétail à corne, provoquent une hémorragie du secteur agricole, alors que l’économie souffre déjà dans tous les secteurs à cette période. Le secteur se relève très douloureusement mais à partir des années 2000, on voit les champs à nouveau cultivés. Cela dépend évidemment des régions qui présentent une grande diversité (5-6 types de région). Certaines reprennent un rôle leader dans la production agricole, c’est notamment le cas du sud de la Russie, qui en plus d’être favorisé par un ensoleillement et des conditions météorologiques favorables et des conditions ergonomiques exceptionnelles comme la présence des terres noires, ces terres sont aussi proches des ports d’exportation de la Mer Noire.

Le secteur agricole a été l’objet de l’attention des pouvoirs publics et l’un des avantages est la capacité de ce secteur a capté des devises qui ont pu compenser par certains aspects l’instabilité des cours du pétrole.

 

PIE : Quelles sont, et qui sont, les critiques du modèle ?

C.D. : Il existe deux sortes de critiques du modèle. Certains sont finalement plutôt d’inspiration libérale, et d’autres consistent en une critique agronomique.

Pour les critiques libérales et économiques – bien que leurs voix soient majoritairement peu entendues -, certains mettent en avant l’absurdité de la mise en avant du terme sécurité alimentaire alors que les autorités ont fait payer à la population des prix plus élevés. Ils remettent notamment en doute la légitimité de la menace alimentaire, en mettant en avant qu’il serait tout à fait possible de recourir au commerce international afin d’obtenir des denrées de meilleure qualité à un prix plus bas. Cette critique-là s’inscrit dans un cadre libéral de développement propres aux années 2000 qui prône l’intégration de la Russie au système de commerce international et au développement du système international dans son ensemble, et n’a pas beaucoup de chance d’être développée compte-tenu de la crise actuelle.

La deuxième critique est davantage agronomique et pointe l’absurdité écologique de ce modèle de construction des normes, notamment des agroholdings de plusieurs milliers d’hectares au sein desquels la concentration industrielle est très forte. L’emploi y est assez faible, alors que les égards environnementaux, écologiques et sociaux sont très importants. Il s’agit d’un modèle d’agriculture intensif où l’emploi et l’insertion sociale y sont très faibles. Ces critiques demeurent cependant peu audibles car les agroholdings s’appuient sur l’existence de syndicats très puissants dans lesquels la grande industrie, la grande agro-industrie, est liée à l’héritage de la période soviétique et est bien établie. Ces structures sont ainsi synonymes d’efficacité, de modernité. Même si ce n’est pas forcément le cas, c’est ce que transmettent les discours des autorités russes.

 

PIE : Enjeux en sécurité alimentaire et en politique étrangère russe liés à la chute du rouble (et au coronavirus) ?

C.D. : Très vraisemblablement, la politique céréalière russe cherche à garantir cette sécurité alimentaire en encadrant les transactions des opérateurs céréaliers dans la perspective où elles articulent les objectifs externes et internes de cette politique. En fonction de la priorité qui est donnée à l’un ou à l’autre, les autorités orientent les besoins de la politique céréalière. Actuellement, il est question de la tenue, voire de l’augmentation, des prix du blé.

 

Entretien mené par Louise Vernhes