Le PDG de Naval Group, Hervé Guillou, a dénoncé vendredi 21 février une « campagne malveillante » à l’œuvre en Australie, concernant la fourniture de 12 sous-marins Shortfin Barracuda. Les accusations portent sur l’accumulation des retards et des surcoûts, mais également sur des doutes quant au niveau d’inclusion d’entreprises locales dans le projet. Dans un contexte d’élections législatives en Australie en mai prochain, la remise en cause du partenariat avec Naval Group est retentissante.
Étendu sur 50 ans, un programme d’armement sous pression
Les sous-marins australiens de la classe Attack seront des submersibles conventionnels à propulsion diesel/électrique. Ces derniers sont issus du programme Barracuda, un programme de construction de sous-marins nouvelle génération de Naval Group. Le Suffren, premier exemplaire de ce programme, a d’ailleurs été livré à la Marine française en juillet 2019. C’est donc avec un dérivé non nucléaire, conforme à la politique antinucléaire de Canberra, que Naval Group a remporté en 2016 l’appel d’offres. Ce programme (nommé AFSP) porte tout d’abord sur une phase de design à Cherbourg jusqu’en 2023, puis à partir de 2030, sur une phase de construction de 12 sous-marins produits dans un nouveau chantier naval en Australie, à Adélaïde.
Il s’agit du contrat du siècle pour l’industrie française de l’armement, dont le montant s’élève à 30 milliards d’euros. Un SPA (Strategic Partnering Agreement) a été mis en place après 18 mois de négociations entre Paris et Canberra : c’est le début d’une coopération d’un demi-siècle.
L’enjeu pour l’Australie est majeur, le contrat représentant le plus gros budget jamais alloué à un programme de défense. La classe Attack est amenée à remplacer les six actuels sous-marins de la classe HMASCollins en service depuis 1996. La conception de ces bâtiments avait été confiée à Kockums (chantier naval suédois, filiale de Saab) avec également un défi majeur : la construction devait avoir lieu sur le sol australien. Ce point avait déjà soulevé de nombreuses tensions durant le projet, aggravé par des retards et des dépassements budgétaires. Après leur mise en service, la Royal Australian Navy reconnaît des défauts techniques et déficiences majeurs sur ses sous-marins. En 1999, un rapport public (le rapport McIntosh-Prescott) conclut que la classe Collins n’est pas apte au combat, et conseille le démantèlement intégral du système de combat. Six ans plus tard, un nouveau système de combat est fourni par l’américain Raytheon et les déficiences des moteurs sont corrigées avec l’aide de l’US Navy.
Aujourd’hui, Canberra a donc des exigences particulièrement élevées concernant la classe Attack. L’objectif est double : acquérir les sous-marins les plus performants de la région Asie Pacifique et développer sa souveraineté sous-marine grâce aux transferts technologiques. Il s’agit pour l’Australie d’assurer elle-même les opérations de maintenance sur ses sous-marins. De même, afin de ne pas répéter les erreurs du passé, le pays a de fait choisi l’américain Lockheed-Martin pour la gestion du système de combat de la classe Attack. Celui-ci, en charge d’équiper et d’armer les sous-marins, agit en tant que systémier-intégrateur sur l’ensemble du programme. Il lui incombe de sélectionner les équipementiers et sous-systémiers destinés à composer le système de combat.
Pour Naval Group, l’enjeu est également de taille. Ce contrat est le fruit d’une lutte de quatorze mois avec l’allemand TKMS et le consortium japonais Mitsubishi/Kawasaki. Le constructeur français dispose d’une plus grande expérience que son concurrent japonais, en matière de contrats comprenant la fabrication sur place et les transferts de technologie (contrats Scorpène en Inde et au Brésil remportés d’ailleurs face à TKMS). Les capacités du shortfin Barracuda français surpassent également celles des sous-marins allemands (projet du type 216) jugés trop bruyants. L’industriel français apparaît donc comme le mieux placé pour répondre aux attentes de son client.
Dans le cadre de cette coopération, il incombe à Naval Group de développer une filière navale souveraine en aidant les entreprises locales à monter en compétence. Cent cinquante ingénieurs australiens vont ainsi être formés dans les locaux de Naval Group à Cherbourg d’ici 2023. A terme, le programme AFSP devrait créer 2800 emplois sur le territoire australien. En outre, c’est la première fois que Naval Group est amené à travailler avec l’Australie sur un aussi gros projet. C’est aussi la première fois que la gestion du système de combat et de navigation d’un sous-marin de conception française est américaine. Cet aspect pose la question de la protection, pour chaque industriel, de ses données confidentielles et des éléments classifiés en sa possession. Par ailleurs, selon les termes du SPA, Naval Group doit respecter ses engagements en termes de savoir-faire, de connaissances et de technologies à l’industrie australienne, tout en veillant à ne pas mettre à découvert la dissuasion nucléaire sous-marine française et à conserver un temps d’avance pour ses propres sous-marins.
Ainsi, « il faut beaucoup de confiance de la part de l’Australie pour parier sur la France, et beaucoup de confiance de la part de la France pour partager avec l’Australie des compétences qui sont tellement au cœur de notre souveraineté, de notre autonomie stratégique et qui résultent d’investissements immenses pendant des décennies ». Les propos de Florence Parly, Ministre des Armées, résument parfaitement les enjeux du contrat.
Un emballage médiatique soudain
Le 14 janvier 2020, les conclusions émanant du rapport de l’Australian National Audit Office (ANAO) soulignent un retard de neuf mois dans la phase de design des sous-marins. Cette dernière représente à elle seule 47% des coûts. L’audit de l’ANAO indique en effet que Naval Group a demandé un délai supplémentaire de 15 mois sur cette phase. La stratégie de l’industriel français était de réduire, le plus en amont possible, les risques de surcoût en phase de construction. Cependant, certains éléments du rapport de l’audit ont été mal interprétés : le jeudi 13 février, un article du quotidien The Australian lance la polémique.
Premièrement, il a été évoqué par les médias australiens que certaines sections de la coque, voire même le premier sous-marin tout entier, serait réalisé à Cherbourg. Or, conformément à l’engagement contractuel de Naval Group, seules quatre pièces seront fabriquées en France afin de former les ingénieurs australiens du chantier naval d’Adelaïde. Il s’agit notamment de pièces (cloisons elliptiques et éléments de raccordement de coque épaisse) nécessitant une supervision spécifique. Ces dernières doivent être forgées sur le sol français uniquement pour le premier sous-marin, et seulement à des fins d’apprentissage.
De même, le coût global du programme AFSP a été pointé du doigt. En 2016, Canberra avait annoncé un contrat à 50 milliards de dollars australiens (soit environ 30 milliards d’euros). En novembre 2019, le coût global aurait été actualisé : 80 milliards de dollars, auxquels s’ajouterait un coût d’exploitation de la future classe Attack de l’ordre de 145 milliards d’ici 2080. Ces chiffres ont d’ailleurs parfois été « gonflés » par certains médias locaux à 225 milliards de dollars. En réalité, l’ensemble des coûts du programme n’était pas calculable en 2016. Il paraît vraisemblable que les coûts tant liés à la conception, l’achat des équipements et la construction des sous-marins, qu’à leur maintien en condition opérationnelle génèrent entre temps des coûts additionnels. De même, les coûts liés à la création d’une véritable base industrielle et technologique de défense sous-marine australienne étaient difficilement estimables en amont.
Enfin, les propos de John Davis, PDG de la filiale Naval Group Pacific, ont fait scandale. Dans une déclaration, ce dernier a fait état de certains défis concernant la sous-traitance australienne. Les fournisseurs locaux ne paraissant selon lui pas à-même de répondre aux objectifs du programme, il était possible qu’ils n’obtiennent pas 50 % des contrats liés à la fabrication des sous-marins. Naval Group est pourtant contractuellement engagé à inclure 50% des industriels australiens dans le programme AFSP. À cet égard, plus de 137 entreprises et organisations australiennes ont d’ores et déjà obtenu des contrats de sous-traitance. Cette liste est d’ailleurs amenée à augmenter. Pour autant, le 25 février, la déclaration de John Davis a contraint Naval Group à s’engager à recruter dorénavant 60% de sous-traitants australiens, pour refléter sa volonté de coopération.
Si Naval Group met tout en œuvre pour satisfaire son client, pourquoi M. Guillou, lors d’une audition au Sénat, a-t-il qualifié « d’attaque » ces récents évènements ? « En ce qui concerne le contrat australien, c’était là une attaque médiatique à charge, qui a ensuite été relayée par un certain nombre de médias qui ne nous veulent pas que du bien. L’État australien a été le premier à défendre Naval Group et notre partenariat. Le seul point qui pourrait faire l’objet de critiques est que nous avons effectivement décalé de 5 semaines une revue de conception, en raison d’évolutions opérationnelles qui nécessitent des études supplémentaires. Sur un programme de 25 ans, je ne pense pas que cela soit un problème… La première livraison reste fixée à 2032 et je ne vois pas de raison de penser qu’elle ne sera pas honorée ».
Le risque pour Naval Group
Naval Group présente deux désavantages. Tout d’abord, en France, l’ensemble des chiffres concernant les différentes phases d’un contrat d’armement est souvent peu médiatisé. En Australie, cette transparence, malveillante ou non, peut être potentiellement déstabilisante pour un industriel français. Par ailleurs, Naval Group fait figure d’inconnu en Australie, comparé à d’autres géants de l’armement tels que Lockheed Martin (présent sur le sol australien depuis les années 2000). Au-delà des communiqués des Ministres des Armées, tant australien que français, la posture de l’Australie vis-à-vis de Naval Group semble de fait difficile à déterminer. Sous le feu des projecteurs, ce dernier a été mis dans l’embarras sur plusieurs aspects depuis l’obtention du contrat en 2016 : sa réputation est en jeu, ses concurrents et son client majeur peuvent en jouer.
Il est en effet possible que Naval Group soit en partie victime d’une tentative de déstabilisation par ses concurrents. Le rapport de force entre les industriels navals européens est à son comble : très dépendants des exportations, la concurrence est acharnée entre Naval Group, BAE Systems au Royaume-Uni, Navantia en Espagne, TKMS en Allemagne, Damen aux Pays-Bas ou encore Kockums en Suède. À titre d’exemple, 22 concurrents ont ainsi répondu à l’appel d’offres concernant l’achat de 4 corvettes par le Brésil en mars 2019. Les aléas d’une concurrence navale européenne acharnée peuvent donc, selon toute vraisemblance, ricocher jusqu’au méga-contrat australien.
En outre, l’australien Gary Johnston, PDG de Jaycar Electronics et représentant d’« un groupe de citoyens australiens préoccupés par le programme actuel du gouvernement » a créé un site internet dans lequel il met à mal le programme AFSP qu’il estime risqué pour l’Australie. Il a notamment commandé une étude au cabinet Insight Economics Australia ayant conclu que l’élaboration d’un plan B avec Kockums, partenaire connu de l’Australie et concurrent de Naval Group, permettrait de réduire les coûts. Selon cette étude, les deux industriels seraient amenés à participer à un nouvel appel d’offres concernant la construction d’un premier lot de trois sous-marins dont le prix serait fixé par l’Australie pour éviter les surcoûts. Rejetée catégoriquement par la ministre australienne de la Défense, Lynda Reynolds, cette alternative a largement été relayée par le parti travailliste australien d’opposition. Ce dernier a déclaré que le retard de Naval Group, un an seulement après la signature du contrat, était «profondément préoccupant».
En 2011, l’industriel français a par ailleurs été victime d’une fuite massive de données concernant des sous-marins conçus pour l’Inde. 22 000 pages concernant les capacités secrètes de combat de six sous-marins Scorpène ont été volées. En août 2016, en pleine négociation du SPA entre Paris et Canberra, le journal The Australian décide de publier des fragments d’informations qui lui sont parvenus. Certains manuels techniques, ainsi que les modèles des antennes du Scorpène, en passant par les informations sur les capacités en termes de vitesse et de furtivité ont ainsi été révélés. Cette publication suscite un problème stratégique non seulement pour l’Inde, mais également pour la Malaisie et le Chili, tous trois utilisateurs du sous-marin. Quel était l’intérêt, pour l’Australie, de mettre à mal la réputation de son principal partenaire pour les 50 prochaines années ? The Australian a déclaré que « les avantages des nouveaux sous-marins (australiens) seraient sérieusement compromis si des données sur leurs capacités fuyaient de la même manière que pour le Scorpène ».
Enfin, la posture de l’Australie vis-à-vis de Lockheed Martin diffère de celle adoptée envers Naval Group. L’industriel américain est lui aussi contractuellement engagé à recruter 50% de sous-traitants locaux pour l’élaboration du système de combat de la classe Attack. Joe North, PDG de Lockheed Martin Australia a néanmoins expliqué qu’il « ne réfléchissait pas en termes de pourcentages ». Certains médias australiens ont reproché à Lockeed Martin son manque de coopération avec le tissu industriel australien. Pour autant, l’affaire n’est pas été aussi retentissante que les reproches adressés à Naval Group évoqués ci-dessus. Brent Clarcke, PDG de Industry Voice, groupe de lobbying du secteur de la défense australien, a été interrogé par The Australian sur le sujet. Il y répond en arguant que les contrats engageant d’une part Naval Group et de l’autre Lockheed Martin ne sont en rien comparables. De plus, la gestion du système de combat a été confié à un allié de l’Australie.
Ainsi, dans un contexte où les déboires de la classe HMAS Collins sont dans les mémoires, et loin de la livraison du premier sous-marin de la classe Attack, l’Australie semble chercher à mettre Naval Group à l’épreuve. Ce dernier est amené à devenir un partenaire pendant au moins cinq décennies. Mais il ne semble pas encore avoir suffisamment fait ses preuves pour être considéré comme un allié au même titre que Lockheed Martin. Mr Guillou voit dans l’attitude de l’Australie des critiques « totalement malveillantes et totalement infondées […] une campagne malveillante qui n’a aucune raison d’être ». Malveillante ou non, il est indéniable que la posture que l’Australie force Naval Group à adopter lui est bénéfique. Si l’industriel français « marche sur des œufs », cela permet à Canberra de s’offrir de plus amples garanties sur le respect des coûts et des délais. Le fait que Naval Group prenne l’initiative de porter à 60% au lieu de 50% la quantité de sous-traitants locaux inclus dans le programme n’est pas anodin.
Le méga-contrat du siècle se déroule sous le feu des projecteurs. S’il peut compter sur les communiqués officiels de Florence Parly et de Lynda Reynolds pour défendre le programme AFSP, Naval Group joue pour autant sa réputation. Justifier publiquement chaque facture et chaque retard, voire même démentir chaque surinterprétation risque d’être monnaie courante sur toute la durée du contrat, probablement au détriment de Naval Group et au bénéfice de certains de ses concurrents.
Manon Lemercier