Autant le dire tout de suite, la chaîne alimentaire tient et tiendra. Elle est ébranlée. Mais elle l’est avant tout par les perturbations logistiques et donc d’approvisionnements, les comportements erratiques et compulsifs des consommateurs, les transferts momentanés de la consommation hors foyers vers la consommation domestique, les aléas de changements de comportements des consommateurs, et par ricochet des distributeurs, qui délaissent certains produits frais, faute de faire leurs courses aussi régulièrement qu’auparavant, ou certains produits de luxe…
Néanmoins, la chaîne d’approvisionnement entre les producteurs et les consommateurs n’est pas durablement impactée. Pourtant les conséquences à long terme pourraient être bien plus importantes si l’on considère les phénomènes de fond dont cette crise sanitaire est à la fois le révélateur et l’accélérateur. De cette crise l’on peut alors déjà tirer plusieurs éléments de réflexions.
Face au risque sanitaire, le consommateur va accélérer son retour à l’essentiel et sur des métiers « qui font sens », et dans un sursaut sécuritaire et identitaire, va revenir à des produits d’origine France.
Il va redécouvrir la richesse des produits locaux et certains produits de terroir, en se conformant à un réflexe : la proximité géographique et un gage de sécurité.
Il va également retrouver le goût pour des produits moins transformés. L’emblématique phénomène des « 365 fromages français » va toucher d’autres secteurs de l’économie agroalimentaire. Nous ne revenons pas ici sur les tendances de fond qui jalonnent les fondamentaux : baisse du recours aux pesticides, bien-être animal, développement de l’agriculture biologique, agroécologie… Une partie des consommateurs tentent de reprendre le pouvoir avec une attitude militantisme plus affirmée. La diversité des agricultures en cohabitation sur le territoire en est une réponse favorable.
L’alimentation redevient un enjeu politique stratégique national et régional.
C’est un enjeu national pour revenir à une souveraineté alimentaire résolue, car un pays ne peut pas déléguer son alimentation à des pays tiers lointains ou plus proches, sur les produits de première nécessité comme sur les produits industriellement transformés.
C’est un enjeu régional parce que les acteurs économiques vont devoir prendre en compte ces nécessaires stratégies et ancrages territoriaux. Les acteurs territoriaux doivent développer des stratégies alimentaires plus offensives pour assurer « la continuité du service » jusqu’au consommateur final. C’est également une façon de combattre un agribashing médiatiquement orchestré.
Aussi, va-t-on observer une réappropriation de la chaîne alimentaire par les collectivités locales.
Ceci avec de nouvelles orientations, des fonctions et des budgets dédiés, que permettent la décentralisation. Il en va de leur crédibilité sociale dans le « service citoyen », avec probablement une implication plus forte dans la structuration des filières locales. Ce phénomène est déjà largement observé, mais risque d’aller plus loin et les collectivités pourraient se doter ponctuellement d’un « schéma de résilience alimentaire » avec un nouveau « pacte ville-campagne ». La question est avant tout de savoir jusqu’où pourraient aller cette structuration et ce degré d’intégration.
La crise sanitaire, qui risque de durer relativement longtemps va également changer durablement les relations sociales en touchant nécessairement les circuits de distribution.
D’une part, les GMS, qui depuis quelques années ont senti « le vent du boulet » sur leurs choix stratégiques, vont devoir réinventer plus profondément leurs modèles économiques. Elles devront intégrer plus spécifiquement les acteurs locaux, éventuellement des producteurs-agriculteurs, des acteurs de la première transformation, des acteurs de la deuxième transformation, revoir leurs charges structurelles, leurs économies d’échelles…
De ce point de vue, les agriculteurs vont être courtisés de façon accrue à condition qu’ils se remettent en question sur leurs modèles et donc sur l’offre qu’ils pourront assurer. Les GMS devront gérer de façon accrue l’omnicanalité : ventes en magasin, vente en ligne avec retrait en drives, vente en ligne avec livraison directe, etc. qui toucheront également des agglomérations ou des bassins de vie plus petits.
D’autre part, nous allons assister à la réduction du nombre d’acteurs dans la chaîne alimentaire à condition que les producteurs captent une partie significative de la valeur ajoutée de l’aval. Les producteurs seront tentés de s’organiser pour commercialiser leurs productions en s’appropriant à la fois une diversification, des modèles plus intégrés, des magasins de producteurs, des circuits de distribution plus courts intégrant les nouvelles technologies, voire en intégrant la distribution elle-même.
De ce qui vient d’être dit, l’agriculture va se transformer vers une agriculture vivrière et saisonnière, par nature moins mécanisable, qui aura besoin de beaucoup plus de bras.
Or, la pyramide des âges dans le monde agricole est loin de préparer favorablement sa transformation humaine et sa nouvelle attractivité (valeurs, sens, socialisation…). Le COVID-19 met en valeur de façon brutale la grande fragilité de la filière au regard de la disponibilité en main d’œuvre. Main-d’œuvre mal valorisée et pourtant indispensable.
Les coopératives de producteurs et autres acteurs de l’agro distribution et organisations professionnelles doivent revoir leurs relations avec d’une part les filières et d’autre part les territoires.
Les coopératives agricoles ont une occasion unique de repenser leurs modèles et se réapproprier ce qui fait la valeur ajoutée en réintégrant les filières agricoles territoriales. D’autant plus que les lois Egalim et notamment l’ordonnance de séparation de la vente du conseil et de la vente des produits phytosanitaires mettent à mal leur rentabilité et leur compétitivité économique à moyen et long terme. C’est un sujet essentiel sur lequel nous reviendrons.
L’agriculture va devenir plus complexe et encore plus multiple. Plusieurs agricultures vont devoir cohabiter, se respecter et se structurer sur les territoires…
La PAC doit s’adapter à ces transformations avec souplesse et agilité pour anticiper…et sans doute s’orienter vers une répartition inédite de ses moyens.
Les chantiers sont importants, complexes et par nature liés les uns aux autres. Pour que nous sortions renforcés de la crise actuelle, résolument conjoncturelle, mais profondément structurelle, il faudra que les pouvoirs publics soient à la hauteur et dignes de ce que les Français attendent de leurs agricultures et des enjeux à venir de la chaîne alimentaire.
Bertrand SOVICHE – Consultant
Cabinet TriesseGressard – Lyon