Le Royaume-Uni devrait déployer une base militaire en Extrême-Orient dans les prochaines années, traduisant un retour concret sur la scène asiatique. Une politique étrangère qui accompagne le processus d’éloignement avec l’Union européenne suite au Brexit.
Durant un entretien avec le magazine anglais The Telegraph le 30 décembre 2018, le secrétaire d’Etat à la Défense britannique Gavin Williamson a fait savoir que le pays allait établir, dans quelques années, deux nouvelles bases militaires à l’étranger : une dans les Caraïbes et une autre en Extrême-Orient. « Si nous y avons des intérêts économiques, nous devrions y avoir un intérêt militaire » a-t-il déclaré, ajoutant qu’il était plus optimiste sur le futur de son pays avec sa sortie de l’Union européenne et que « le moment est venu d'être à nouveau ce véritable acteur mondial – et je pense que les forces armées jouent un rôle très important à cet égard ».
Londres avait rapatrié ses troupes d’Asie dès 1968 à la suite de la stratégie « Est de Suez » (East of Suez Strategy) à la suite de la décolonisation du continent et de la perte du contrôle du Canal de Suez, devenu égyptien en 1956. L’empire britannique n’avait conservé qu’une présence militaire a minimaau travers des Five Power Defence Arrangements (FPDA). On constate, de fait, un retour à « l’Est de Suez » avec l’ouverture d’une base à Bahreïn en avril 2018. De sources proches, les lieux envisagés dans les Caraïbes seraient la Guyane ou Montserrat. Concernant l’Asie, on parle de Singapour ou du sultanat de Brunei : deux Etats de superficie réduite ayant appartenu à l’Empire britannique (Singapour était une colonie et Brunei un protectorat).
Considérant Singapour, cité-Etat au centre d’un détroit stratégique, Londres y possède déjà une structure militaire (la British Defence Singapore Support Unit, ou Naval Party 1022, en charge des réparations et entretiens de ses navires et parfois de celui de ses alliés). Historiquement, Singapour était également la « forteresse imprenable » de l’Empire britannique en Extrême-Orient, élément central de la défense britannique en Asie de l’Est, jusqu’à sa chute en 1942 face aux forces japonaises. De plus, les deux pays partagent l’anglais comme langue commune.
Quant à Brunei, riche en pétrole, qui pourrait être une réponse au rapprochement chinois. Cherchant à diversifier ses activités (d’où ce rapprochement avec Pékin), l’installation de forces britanniques sur son sol pourrait être le déclencheur d’autres partenariats. D’autant plus que le sultanat accueille déjà l’École de guerre de la Jungle britannique et un bataillon d’infanterie(Royal Gurkha Rifles, financé par le Sultan et qui comprend environ 1000 soldats) dans le cadre du British Military Garrison Bruneiet cela, depuis l’indépendance en 1984. Les troupes à Brunei représentaient ainsi les derniers éléments militaires britanniques au-delà de Suez, avec Hong-Kong jusqu’en 1997et la base de Diego Garcia en plein milieu de l’océan Indien. A souligner que, contrairement à Singapour, Brunei a un conflit territorial avec la Chine sur certaines des îles Spratleys.
Un retour de Londres sur la scène mondiale
Comme le dit Williamson, le but de cette politique est que le pays redevienne un véritable acteur mondial après le Brexit : « C’est notre plus grand moment en tant que pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque nous pouvons nous reformer d’une autre manière, nous pouvons jouer le rôle que le monde attend de nous sur la scène mondiale ».
En effet, menacé d’isolation par l’Union européenne, le pays connait un retour à la haute-mer : exprimé au travers du « Global Britain », le pays cherche à redéfinir sa politique à l’international, en particulier sur le Commonwealth, délaissé depuis l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne en 1973. Et sa marine, aspect traditionnel de puissance britannique et élément essentiel à la stabilité et la sécurité des échanges, sert de synergie à ce changement en direction des nouveaux centres économiques mondiaux. De ce fait, Londres cible – comme beaucoup d’autres pays – l’Asie du Sud et du Sud-Est, dont le poids économique et politique est croissant. De ce fait, Jeremy Hunt, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères, réalise sa première visite de 2019 dans la région : d’abord en Malaisie, puis à Singapour.
En 2015, le National Security Strategy and Strategic Defence and Security Review (comparable à notre Livre Blanc de la Défense) rompît avec la disette budgétaire et relança les investissements stratégiques, dont une hausse du budget de la défense et l’amélioration des capacités de projection. De ce fait, la marine britannique retrouvera à sa disposition deux porte-avions, les HMS Prince of Waleset Queen Elizabeth, pour assurer ses déploiements extérieurs. Afin de mener sa nouvelle politique de commerce international, le gouvernement prévoit de doubler le nombre de ses navires marchands pour renforcer ses capacités commerciales et ramener le pays dans le top 10 des nations maritimes (la quasi-totalité du commerce britannique s’effectue par voie maritime). Le gouvernement a également lancé en 2017 le National Shipbuilding Strategy, stratégie industrielle visant à renforcer les capacités de la Royal Navy, rendre le secteur naval compétitif, exporter les navires britanniques et stimuler l’économie du pays.
Ainsi, cette présence militaire servira à la promotion de l’équipement militaire anglais (un domaine dans lequel son industrie est parmi les meilleures) par sa simple présence mais également en augmentant les exercices militaires bilatéraux/multilatéraux dans la région, en premier lieu les membres du FPDA. Au-delà du naval, le pays à un savoir-faire reconnu dans des domaines recherchés dans la région comme le renseignement, le cyber et la lutte-antiterroriste. Et si on sort du domaine militaire, cela pourra revitaliser les partenariats économiques, financiers ou éducationnels déjà existants et renforcer le rôle de Londres comme acteur local et puissance diplomatique.
Concernant les membres du Commonwealth, cette stratégie permet à l’Etat insulaire de se rapprocher d’anciennes colonies dont la Chine et les Etats-Unis sont devenus les premiers partenaires, comme la Nouvelle-Zélande, mais surtout de l’Australie qui s’inquiète de l’hégémonie régionale chinoise. La situation à Hong-Kong est également un dossier important de la diplomatie britannique et un renforcement de sa présence pourrait lui redonner une influence qu’elle n’a plus, à l’image du refus d’entrée de Benedict Rogers, activiste britannique des Droits de l’Homme, en octobre 2017. Plus à l’Ouest, c’est également avec l’Inde, autre puissance asiatique, que le pays pourrait renforcer son partenariat en capitalisant sur les inquiètes de New Delhi vis-à-vis des capacités navales chinoises dans l’Océan indien ou en s’engager plus profondément dans la résolution des tensions avec son voisin pakistanais, autre membre du Commonwealth.
Au-delà du Commonwealth, Londres peut espérer capitaliser sur les concurrents stratégiques de la Chine, comme par exemple le Japon, troisième économie mondiale et pays insulaire dépendant lui aussi des voies de communications maritimes. Les deux pays sont liés par un partenariat stratégique et se rencontrent régulièrement dans une structure dite 2+2 (rencontre bilatérale entre les ministres des affaires étrangères et de la défense). Par ailleurs, Tokyo considère Londres comme son plus proche partenaire en Europe et inversement. Cela peut également renforcer les échanges avec Taiwan, qui a favorablement accueilli le projet britannique, mais également le dynamique Vietnam, partenaire stratégique depuis 2010 et en conflit avec la Chine sur la souveraineté des îles Paracels.
Une situation qui rencontre certaines résistances
Tout d’abord, on peut facilement imaginer que la Chine n’apprécie pas de voir une puissance européenne s’immiscer dans la politique régionale, d’autant plus que celle-ci est l’allié traditionnel de Washington. Il est vrai que la politique britannique s’accorde avec celle des Etats-Unis sur une région Indopacifique libre et ouverte, avec la liberté de navigation pour tous. Déjà en août, les autorités chinoises avaient protesté contre une FONOP(Freedom Of Navigation OPeration, opération navale visant à assurer la liberté de navigation dans une zone contestée) de la marine britannique autour des îles Paracels, considérée comme une provocation par Pékin. Par ailleurs, même si Londres a fait savoir qu’elle ne prendrait pas partie sur les conflits territoriaux en mer de Chine méridionale, la présence britannique complexifie encore plus la situation sécuritaire régionale en y ajoutant un acteur actif.
Il y a également une crainte pour les pays de la région qui ne souhaitent pas se retrouver en milieu d’un conflit Etats-Unis/Chine. Selon le Fonds Monétaire International, si le conflit s’aggrave, les PIB des pays asiatiques seraient significativement touchés. L’arrivée d’un nouvel acteur est a prioriun point positif, le FMI souhaitant diversifier les parties prenantes, mais la proximité politique entre Londres et Washington inquiète et pourrait s’avérer contreproductive en intensifiant cette concurrence. D’un point de vue économique/commercial, et malgré la présence d’élites anglophiles dans plusieurs pays de la région, plusieurs analystes s’interrogent sur la réelle capacité d’attraction d’un Royaume-Uni désormais à l’extérieur du marché européen. Enfin, d’un point de vue social, la présence de forces armées étrangères sur le territoire – et plus particulièrement de l’ancien pays colonisateur – peut parfois être une source de tensions pour les populations locales.
Sur le plan intérieur, cette décision rencontre des commentaires négatifs. Parmi les critiques, l’aspect financier revient souvent.
Trois questions pour Gavin Williamson : Où est le budget pour ça ? Pourquoi notre stratégie militaire nationale est élaborée au fur et à mesure ? Quel budget sera réduit pour financer ces expansions ?
Au-delà de la satire, pourquoi avons-nous soudainement besoin des bases ultramarines supplémentaires ? Et Gavin Williamson ne comprend pas que la défense n’a rien à voir avec l’UE ?
Au sein des « Remainers », ceux souhaitant le maintien du pays dans l’Union, des personnalités de différents partis se sont exprimées contre. La conservatrice Anna Soubry a qualifié ces propos de « bêtises », précisant elle aussi que l’appartenance à l’Union européenne n’avait aucune contrainte sur la politique de défense du pays. Le travailliste Chris Leslie a déclaré que les propos du secrétaire à la Défense sur le Brexit « trahissait son ignorance de la stratégie militaire », et que c’en était « inquiétant ».
Enfin, certains analystes pensent que les ambitions de Londres sont trop grandes compte tenu de ses capacités actuelles : la Royal Navyne représente plus qu’un tiers de ce qu’elle était à la fin de la Guerre froide, et face aux regains de tensions avec la Russie, le théâtre européen devrait rester sa priorité. Quant à l’option des opérations conjointes avec la France – qui mène régulièrement des opérations de liberté de navigation et de vol dans la région – en Asie de l’Est, cela reste encore à l’état de projet. Même si les ambitions des deux pays vont dans ce sens, rien n’est encore opérationnel.