[JdR] La justice prédictive, entre risque et opportunité pour les professionnels du droit

La justice prédictive s’inscrit dans un mouvement de numérisation du droit; la loi stricto sensu s’adaptant à la loi du code informatique. Certains considèrent cette disruptivité comme un phénomène stochastique, pour d’autres, une révolution sociétale quant à la place du droit. En tout état de cause, ce mouvement illustre le risque technologique qui s’exprime même dans un secteur où l’humain et sa subjectivité sont supposés régner en maître provoquant un émoi au sein des professions juridiques.

Victor Hugo écrivait dans L’Homme qui rit: « Il est effrayant de penser que cette chose qu’on a en soi, le jugement, n’est pas la justice. Le jugement, c’est le relatif. La justice, c’est l’absolu. Réfléchissez à la différence entre un juge et un juste. ». Ainsi, est la Justice: une symbiose entre la règle de droit et la meilleure application possible de celle-ci afin de réguler les relations sociales. La justice consiste donc à dire ce qui est juste dans le contexte de l’espèce concrète. Le juge ne cherche pas l’application aveugle de la règle de droit, mais l’adapte à la situation par exemple en droit pénal sur la base de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. La justice prédictive quant à elle est définie comme une méthode de résolution judiciaire des contentieux qui s’appuie sur le traitement de masse de données jurisprudentielles par des algorithmes. C'est donc un changement de paradigme qui est un risque pour les professionnels du droit.

La justice prédictive induit un risque majeur de changement de paradigme du fonctionnement de la justice

La justice prédictive est une notion récente de plus en plus évoquée par la presse et par une partie des professionnels du droit qui partent de la constatation que toute décision judiciaire comporte sa part d'aléa. Or pour beaucoup d’entre eux, le service qu’ils proposent consiste à évaluer le risque d’un contrat ou d’une faute et de l’atténuer au maximum.  Le calcul portant sur la fréquence des décisions rendues par les tribunaux permettrait de dégager des algorithmes mesurant les risques encourus dans l'engagement d'une procédure ou d'un arbitrage. Cette quantification du risque juridique permettrait de désengorger les juridictions par l’outil de traitement de masse des dossiers en libérant les professionnels chargés de la réalisation de tâches bien trop souvent répétitives.

Cependant, la justice prédictive au sein des tribunaux (de justice basée sur la culture anglo-saxonne du droit), a fait objet de polémiques diverses dont l’exemple phare est celui des juges américains statuant en matière pénale, qui utiliseraient cette technique pour calculer quelle serait la potentialité d'une récidive via l'utilisation du logiciel CAMPAS. Ce logiciel est biaisé car il rend des décisions discriminantes envers les minorités raciales à cause de la méthodologie des logiciels prédictifs. En effet, le taux de récidive élevée de la population afro-américaine et latino-américaine favorisent la population caucasienne. L’utilisation de la data est donc en totale contradiction avec le principe d’individualisation des peines qui en France à valeur constitutionnelle depuis 2005.

Par ailleurs, les acteurs du monde de la justice en France sont confrontés à une autre contradiction d’ordre logistique. En effet, pour le pouvoir politique, l’essentiel est d’endiguer l’insatisfaction des citoyens qui souhaitent une réduction du temps procédural, une meilleure évaluation des professionnels du droit via des  avis, une participation effective aux mesures qui les concernent et la diminution des coûts alors même que le budget est en constante diminution. Dans ce contexte, la justice prédictive est une aubaine pour le politique et pour le citoyen mais un danger pour le professionnel du droit qui se retrouve ringardisé. Son statut social, ses honoraires et son utilité deviennent anachronique dans un monde où la décision de justice dépend plus du codeur/ programmeur que de l’éloquence de l’avocat ou de l’avocat général.

Les légal techs et la démocratisation du droit risquent d’isoler le justiciable

Dans cette optique de numérisation de la justice au sens large, plusieurs legal techs ont vu le jour. Ces nouveaux acteurs du droit bouleversent les pratiques traditionnelles des professionnels du secteur juridique grâce à l’usage de la technologie et des algorithmes. Ils offrent des services juridiques aux utilisateurs mais aussi aux professionnels du droit, comme l'examen de documents juridiques, la mise en relation des clients avec des avocats ou la mise à disposition de documents juridiques. Ces outils d’automatisation du service juridique cassent le monopole des praticiens du droit et permettent de rendre le droit et les tribunaux plus accessibles aux justiciables. Ainsi, les légal techs ont installé un nouveau mode d’exercice et de consommation du droit, elles ont adapté le droit aux nouvelles formes d’entreprenariat de la «startup nation» rendues possible par les nouvelles technologies (exemple: les robots d'expertise-comptable). Le droit est devenu une consommation de services où seul le résultat, délivré rapidement, compte. L’attrait des legal techs est le résultat de plusieurs facteurs liés à l’efficience économique et au gain de temps dans un monde numérique où la célérité est une règle. Le justiciable est placé au centre d’une véritable stratégie commerciale : tout est conçu pour lui, pour lui faciliter le droit et le rendre pleinement accessible. On en déduit que « Le serviciel tend à se substituer à l’institutionnel, la prestation à la signification, le message rendu à chacun au message envoyé à tous.»

Par ailleurs, les legaltechs œuvrent aussi au rééquilibrage des relations entre les citoyens et la justice puisque l'algorithme réinvente le droit en mettant le citoyen au centre et lui attribuant plus de pouvoirs, d’accessibilité et de lisibilité. En effet, la technologie vient se substituer non à l’institution judiciaire, mais plutôt au service rendu, portant en désuétude  le rapport qualité/prix des professionnels du droit, tout en améliorant la rapidité et l’objectivité des décisions calculées.

Les Regtechs : la rencontre de la Fintech et de la Legal tech

Face à la croissance de la réglementation bancaire et financière, les Reg techs (néologisme mêlant le machine learning et l’intelligence artificielle appliqués à la règle de droit et la finance) sont un outil devenu indispensable pour aider les juristes du secteur de la “bancassurance” à mieux appliquer la réglementation et optimiser leur conformité. Ainsi, les Reg Techs sont une nouvelle catégorie de startups, qui émergent dans l’univers des institutions financières proposant des solutions juridiques efficaces et moins coûteuses tout en utilisant les nouvelles technologies informatiques.

Leur offre de services est très étendue et la réglementation est le centre de leur activité dans des secteurs comme la lutte contre le blanchiment d’argent, la protection et la gouvernance des données, la veille réglementaire, la gestion des risques et des actifs ou encore le suivi des transactions bancaires dans le cadre du contrôle des marchés. Ces services sont aujourd‘hui indispensables au fonctionnement et à la compétitivité des établissements financiers. L’apparition des Reg techs est fondamentalement liée au besoin des acteurs des secteurs bancaire, assurantiel et financier de s’adapter à la conformité qui n’est plus une option mais une obligation légale qui peut déboucher sur de lourdes amendes en cas de non-respect.

L’émergence d’une nouvelle économie du droit à travers la justice prédictive, les legaltechs ou les Reg techs illustre l’ubérisation du droit à l’instar des autres secteurs de l’économie. Ainsi apparaissent des acteurs nouveaux qui accaparent des parts de marché du droit autrefois à la discrétion des praticiens. Dans ce nouveau monde juridique, l’automatisation, l’offre de solutions juridiques rapides et accessibles grâce aux logiciels et à l’intelligence artificielle permettent à l'utilisateur d’être placé au centre de sa procédure, lui donnant ainsi l’impression de ne plus être un jouet entre les mains des professionnels du droit, juges ou avocats. En effet, le justiciable devient utilisateur et risque désormais une peine non-individualisée en pouvant compter de moins en moins sur des professionnels pour faire entendre sa voix devant le juge qui n’est plus qu’une machine à rendre les décisions.   

 

Zineb FETTACHI pour le club Risques de l’AEGE

 

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