Il y a sept ans, en 2014, le Président François Hollande martelait qu’il était temps « d’éradiquer » les paradis fiscaux en Europe. Aujourd’hui pourtant, la situation n’a encore que peu évolué et bien que les quelques innovations en matière de TVA et de transparence fiscale aient été en faveur d’une coopération renforcée sur le continent, les distorsions perdurent. L’Union se heurte aux intérêts de ses États-membres ainsi qu’à un droit fiscal communautaire au potentiel bien trop limité.
L’Union Européenne (UE) et ses différents membres occupent un marché incontournable, la deuxième place forte de l’économie mondiale. De ce fait, les différents systèmes fiscaux qui la composent sont stimulés par un véritable rapport de force sur le champ de l’attractivité fiscale, où les acteurs économiques cherchent naturellement le taux d’imposition leur étant le plus favorable.
Depuis longtemps déjà, les territoires européens sont conscients des apports représentés par une fiscalité plus attrayante que celle de leurs voisins. Cependant, face à des endettements et des déficits publics de plus en plus conséquents, les grandes puissances du continent ont été rappelées à la raison par leur besoin en financement et ont été contraintes à mettre leur droit fiscal au service de celui-ci (pour rappel en France, le budget est financé à plus de 90% par les recettes fiscales).
Ainsi, des places peu, voire non-endettées comme la Principauté de Monaco ou le Grand-Duché de Luxembourg ont su en tirer profit pour monopoliser une partie de l’attractivité fiscale européenne et accueillir, encore aujourd’hui, bon nombre d’acteurs privés fuyant de trop lourdes impositions. La BNP Paribas abritait par exemple 28% de ses filiales dans des paradis fiscaux en 2018, dont au moins 77% d’entre-elles aux Pays-Bas ou au Luxembourg. Pour le reste du continent, ces phénomènes d’évasion ou de simple optimisation ont été la conséquence d’un lourd manque à gagner au fil des années. En janvier 2019, une étude menée pour le compte de parlementaires européens par Richard Murphy, professeur d’économie à l’Université de Londres, estimait à 824 milliards d’euros la perte annuelle en recettes fiscales pour les Etats-membres (dont 118 milliards pour la France, soit l’équivalent de 40% des recettes fiscales nettes perçues en 2019).
Consciente de ce phénomène, l’Europe des vingt-sept a tenté d’entreprendre un nombre plus ou moins efficace de mesures dédiées à lutter contre ces pertes, et en particulier contre ces territoires non-coopératifs que l’on qualifie dorénavant de « paradis fiscaux ».
Comment l’UE débusque-t-elle un paradis fiscal ?
Avant de pouvoir lutter contre les difficultés engendrées par ces paradis fiscaux , l’Union Européenne s’est naturellement préoccupée de les définir. Pour qualifier une juridiction de non-coopérative, le Conseil de l’UE admet donc depuis le 8 novembre 2016 que trois critères doivent être respectés : l’Etat en question ne respecte pas les normes internationales en matière d’échange d’informations et de transparence, dispose d’une fiscalité dommageable aux yeux du droit communautaire et de l’OCDE, et ne s’est pas engagé à appliquer les normes internationales de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices.
Pour répertorier ces juridictions, le Conseil de l’Union Européenne actualise deux fois par an une « liste noire », la liste de l’UE des pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales. Elle comporte aujourd’hui exclusivement des territoires extra-communautaires, au nombre de douze, et leur réserve une certaine quantité de sanctions en l’attente de leur mise en conformité.
Une partialité dans la qualification des territoires non-coopératifs
Le premier obstacle face auquel l’Union Européenne se trouve confrontée se cache dans sa qualification des paradis fiscaux. Selon Oxfam, ONG britannique de « lobby citoyen », les critères d’évaluation ignorent « de nombreuses pratiques fiscales dommageables, comme les taux d’imposition à 0% ou très faibles sur les sociétés. » De la même manière, l’Union Européenne omet systématiquement de considérer l’accession de toute juridiction européenne à sa liste noire. Des États tels que les Pays-Bas, le Luxembourg, Malte, et les dépendances britanniques telles que la City de Londres, Jersey et tant d’autres n’en ont donc jamais fait partie. Pourtant, leurs pratiques fiscales agressives ont maintes fois été soulevées par les Paradise Papers, les LuxLeaks et d’autres encore. Cette omission volontaire est d’autant plus démontrée qu’il a fallu attendre le Brexit pour que les Îles Caïmans deviennent le premier territoire britannique à rejoindre la liste.
Si l’Union Européenne n’a jamais daigné s’en prendre à ses États-membres, alors que les Pays-Bas privent leurs voisins de 10 milliards de dollars chaque année, c’est parce qu’elle s’est elle-même imposé son plus grand obstacle : les décisions majeures touchant à la fiscalité doivent toutes – ou presque – répondre à la règle de l’unanimité, y compris lorsque l’un des membres est visé (article 113, TFUE). Depuis des années, des propositions essentielles à « la croissance, la compétitivité et la justice fiscale au sein du marché unique sont [donc] bloquées », constate la Commission.
Mais outre les paradis oubliés du vieux continent, les territoires reconnus par la liste noire pour leurs pratiques dommageables n’en sont pas plus réprimandés et profitent, eux aussi, des limites imposées au droit fiscal communautaire.
Des sanctions trop peu contraignantes à l’égard des paradis fiscaux
Hormis le fait de sensibiliser la communauté internationale sur la nocivité économique des juridictions non-coopératives et de veiller à leur mise en conformité, la liste noire de l’Union Européenne est effectivement assortie de sanctions.
Toutefois, celles-ci ne consistent qu’en une interdiction de transit pour les crédits issus des fonds européens et des prêts extérieurs. Des idées évoquées par la Commission comme le durcissement des obligations de déclaration pour les multinationales exerçant dans ces juridictions, elles, restent jusque-là sans suite. Il revient dès-lors aux Etats européens d’engager eux-mêmes, et selon leur bon-vouloir, leurs propres sanctions. La France alourdit par exemple ses retenues sur les flux financiers à destination de ces territoires et accroît les obligations déclaratives pour les sociétés y ayant une activité. Néanmoins, sans une politique de lutte harmonisée et unie sous l’étendard juridique communautaire, la puissance des Etats européens face à ces paradis fiscaux reste limitée et encore trop éloignée de son plein potentiel.
L’éloignement d’un idéal d’harmonisation fiscale européenne
Ainsi, malgré la récente mise en conformité – relative – de la Suisse et de son secret bancaire, de l’Andorre ou encore des candidats balkaniques à l’adhésion communautaire, l’absence d’un réel changement législatif majeur laisse s’éloigner l’idéal d’une harmonisation fiscale en Europe, au profit des Pays-Bas, du Luxembourg, de Malte ou encore de l’Irlande.
Pourtant, les institutions européennes ne manquent théoriquement pas de moyens : au cas où la Commission constate des distorsions de concurrence entre les législations des Etats-membres et qu’elle ne parvient pas à aboutir à un accord avec les concernés, l’article 116 du TFUE octroie au Parlement et au Conseil le droit d’arrêter les directives nécessaires à cette fin. Cet article n’excluant pas expressis verbis la fiscalité, il aurait pu servir de base juridique à cette lutte. Dans les faits, il n’en est rien et l’article n’a jamais été appliqué à cette matière, sans doute du fait que le Benelux – noyau-dur historique des institutions européennes – soit lui-même l’une des premières places financières à profiter de ces distorsions. L’imposition étant également l’allégorie du pacte social, son harmonisation donnerait un fort élan de fédéralisation à l’Union Européenne, ce qui se heurterait au minimum de souveraineté exigé par les Etats-membres. Cet ensemble de facteurs laisse finalement libre cours aux fiscalités anticoncurrentielles en Europe.
Avec le Brexit, certains s’inquiètent même de la création d’un nouveau paradis fiscal outre-Manche : une sorte de « Singapour-sur-Tamise » qui profiterait de l’attractivité fiscale de ses dépendances et de l’écroulement progressif de son taux d’imposition sur les sociétés (19% en 2021, le plus bas du G20) pour concurrencer le vieux continent. Heureusement pour ce dernier toutefois, cette volonté est encore limitée par le minimum de recettes fiscales devenues nécessaires à Londres pour combler un budget affaibli par le récent divorce économique, laissant à l’Europe un peu plus de temps pour corriger son tir.
Edgar Ficatier, pour le club Droit & IE de l‘AEGE
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