Entretien avec Philippe Charlez (1/3) : Géopolitique du gaz et du pétrole

Ingénieur et titulaire d’un doctorat en mécanique des roches présenté à l’Institut Physique du Globe en 1983, Philippe Charlez est spécialiste des questions énergétiques. Il a accepté de répondre aux questions du Portail de l’Intelligence Économique sur plusieurs thématiques.

Après avoir publié Gaz et pétrole de schiste … en question en 2014, il publie en octobre 2017 un nouveau livre : Croissance, énergie, climat : dépasser la quadrature du cercle.

 

Cet entretien sera composé en trois parties et fera l'objet d'autant d'articles et de vidéos :

Vous pouvez retrouver la transcription de l'entretien au-dessous de la vidéo.

 

Transcription de l'entretien :

Portail de l’Intelligence Économique (PIE) : Quelles sont les conséquences de l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis ?

Philippe Charlez (PC) : Les conséquences de l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis sont importantes et pas seulement pour les États-Unis.

Il y a une quinzaine d’années, avant le « boom » des gaz de schiste, les États-Unis devaient devenir un importateur majeur de gaz et notamment du GNL en provenance du Moyen-Orient, de Malaisie et d’Australie. Depuis ce « boom » des gaz de schiste en 2006, les États-Unis sont sur le point de devenir exportateurs. Ils sont aujourd’hui presque indépendants en gaz et ont augmenté de 40% leur production de depuis 2008-2009.

Dans le monde, le gaz étant difficile à exporter, il se répartit en trois grands marchés déconnectés : le marché européen, le marché américain et le marché asiatique.

Cette augmentation de la production a entraîné une chute des prix du gaz depuis 2010-2012 et a eu deux effets majeurs :

  • La production d’électricité par le gaz est devenue plus facile qu’avec le charbon. Les industries américaines (sidérurgie, verre, ciment, pétrochimie, etc.) sont donc devenues très compétitives, par rapport à l’outil européen et également par rapport à l’outil chinois.
  • Paradoxalement, ce déplacement d’électricité du charbon vers le gaz a permis de réduire les émissions de gaz à effet de serre de près de 15%.

PIE : Quelles sont les conséquences sur les marchés gaziers mondiaux ?

PC : Les États-Unis vont devenir exportateur de GNL, par bateau. Il peut avoir deux destinations principales : le marché européen et le marché du Sud-Est asiatique, notamment depuis l’élargissement du canal de Panama [en juin 2016, NDLR].

Au contraire, la Russie exporte du gaz par pipeline (ci-après pipe) et non par bateau. Il est extrait en Sibérie occidentale, à mi-chemin entre les marchés asiatiques et européens. Le gaz russe est très accessible au marché européen puisqu’il existe des pipes depuis longtemps, qui ont déjà été rentabilisés. En revanche, les transports par pipe vers les marchés asiatiques sont en cours de construction, et coûteux (avec par exemple le passage des pipes par la chaîne montagneuse de l’Altaï).

Ces facteurs expliquent que le gaz américain soit donc plus compétitif sur les marchés asiatiques que le russe. En revanche, il l’est moins sur le marché européen. Aujourd’hui, 95% des cargos américains livrent du gaz sur le marché asiatique, et 5% se dirigent vers l’Europe.

La guerre économique entre le gaz russe et le GNL américain aura donc lieu sur le théâtre asiatique et non européen.

PIE : Quelles sont les conséquences du développement du pétrole de schiste aux États-Unis ?

PC : En 2006, les États-Unis importaient 13 millions de barils par jour avant le « boom » des pétroles de schiste. Ils n’en importent aujourd’hui plus que 5 à 6 millions. Ils ont donc divisé par deux leur dépendance pétrolière et importent moins du Moyen-Orient, lequel était historiquement au centre de leurs intérêts stratégiques.

Les États-Unis pourraient donc perdre de l’influence au Moyen-Orient, ou avoir moins d’intérêt à y être très influents, malgré la présence d’Israël.

À l’inverse, la Chine est de plus en plus dépendante au pétrole. Alors qu’elle était autosuffisante en 2000, elle importe aujourd’hui près de 60% de sa consommation. La Chine semble donc prendre une importance grandissante dans le Golfe. La majorité des nouveaux contrats au Moyen-Orient concernent aujourd’hui la Chine et leurs entreprises CNPC [China National Petroleum Corporation] ou Sinopec [China Petroleum and Chemical Corporation].

En 2000, les États-Unis importaient 75% du pétrole produit au Moyen-Orient, alors que la Chine et l’Inde en importaient 15%. En 2030 il est prévu que les flux pétroliers s’inversent : la Chine et l’Inde en importeront 75% et les États-Unis 15% seulement.

PIE : Pourquoi l’OPEP choisit-elle de réguler la production de pétrole jusqu’à fin 2018 ?

PC : L’OPEP a du mal à se décider sur la régulation des marchés et à faire face au pétrole de schiste américain.

Il existe en effet deux façons très différentes de traiter le problème :

  • Le pétrole de schiste américain est un marché très flexible, car il est privé : le sous-sol appartient à l’individu propriétaire et non à l’État. La décision de forer lui appartient, et il peut décider de sa production quand il le désire.
  • À l’inverse, au sein de l’OPEP, des États décident de la production pétrolière. Ils n’ont pas les mêmes objectifs, les mêmes budgets, et les mêmes prix d’équilibre (prix du baril au-dessus duquel l’État est bénéficiaire). Au Moyen-Orient, le prix d’équilibre du pétrole se situe entre 20 et 25$, alors qu’il peut monter à 70-80$ au Canada. Les pays n’ont donc pas toujours les mêmes objectifs et les mêmes intérêts autour de la table.

Aujourd’hui, les Américains créent le swing pétrolier : la flexibilité de leur production permet de jouer sur le cours du baril du pétrole. L’objectif de l’OPEP est donc de faire obstacle à ce « règne de l’imprévisibilité ».

Néanmoins lorsque les pays – et notamment l’Arabie Saoudite – décident de mettre en place des quotas pour limiter leur production, le prix du baril augmente, ce qui favorise l’augmentation de la production de pétrole de schiste aux États-Unis.

Ainsi l’OPEP essaie de réagir, mais a beaucoup de mal à le faire. Tant que les États-Unis pourront augmenter leur production de pétrole de schiste, l’OPEP ne parviendra pas à réguler les prix.

 

Propos recueillis par Pouya Canet, Aristide Lucet et Kora Saccharin