Dans la seconde partie de cet entretien, François Lambert, délégué général du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), aborde les problématiques actuelles du secteur maritime : transition et dépendance énergétiques, innovation, concurrence et prédation.
Retrouvez la première partie de l'entretien ici.
Portail de l’IE : Qu’en est-il dela transition énergétique et la mer dans le domaine marchand ? Dans le domaine militaire, ressentez-vous une démarche étatique ?
François Lambert : Je vais être provocateur, mais le militaire est déjà très « green » avec l’électricité à quai, le nucléaire, etc. Néanmoins il ne faut surtout pas penser que le militaire va suivre le civil. Les préoccupations ne sont pas les mêmes et les différents ministères n’ont pas du tout les mêmes impératifs opérationnels. Le ministère des Armées se montre évidemment concerné : on le voit de plus en plus dans les cahiers des charges, notamment avec la réutilisation de certains matériaux.
Pour les navires marchands, c’est un enjeu de tous les jours : le « greenship » est ce qu’il y a de plus important.
Il nous faut suivre le gouvernement. Nous n’avons pas été suffisamment présents sur la loi mobilité, peut-être à cause du défaut que nous avons de distinguer, dans la construction navale, ceux qui fabriquent et ceux qui utilisent. C’est une revendication que l’on porte du côté du ministère de la Transition écologique, notamment à l'occasion de la charte SAILS.
PIE : Sur ce thème de la dépendance énergétique, quelles sont les pressions qui existent en termes d’approvisionnement en carburants ?
François Lambert : Le domaine militaire est simple. Un bateau militaire retourne dans le même port et dispose des réserves pétrolières de l’armée. De plus, le trafic est moindre en comparaison du trafic marchand.
Le domaine civil est beaucoup plus complexe. Les ports, les armateurs et les constructeurs se font concurrence et c'est ici que les tensions prennent forme. Il est nécessaire d’harmoniser les choses. Il y a une dépendance. Le concept du « zéro émission » n’existe pas, le navire solaire non plus : nous ne savons pas encore conserver les manœuvrabilités des porte-conteneurs, ni garantir la sécurité maritime, entre autre enjeux.
Pour l’instant, le GNL est un carburant fossile, toujours émetteur en souffre, en azote et en CO2. Tous les ports ne sont pas en mesure d’accueillir la technologie nécessaire comme les centrales GNL. Le port de Dunkerque avait la volonté de mettre du GNL à terre, pour potentiellement ravitailler les navires qui viennent récupérer le carburant. Mais c’est un choix extrêmement compliqué, il faut des accords entre les différents acteurs de la chaîne et ça, c’est une forme de pression liée à l’organisation globale du secteur, et non tant à l’innovation.
PIE : L’innovation au service du maritime est un enjeu majeur du secteur. Existe-t-il des technologies de rupture qui vont venir bouleverser le futur du commerce maritime ?
François Lambert : Cela fait des années que l’innovation est au cœur des actions de nos secteurs. Nous pouvons nous insérer sur différents segments. Il y a différents guichets publics ou privés qui permettent de tirer profit des technologies : par exemple sur la propulsion des navires, le numérique et les enjeux en matière d’organisation des chantiers comme pour le projet Smart Yard. Je revendique le fait qu’au moment de ce projet, il était nécessaire de provoquer un cataclysme et d’entrer dans une vision complètement différente, pour pouvoir soutenir l’innovation maritime.
Nous avons mis en place un système de soutien à l’innovation par l’intermédiaire d’un point d’entrée unique. Nous avons considéré dans un rapport de 2018, qu’il y a beaucoup d’appels à projets existants, à tel point que les différents porteurs étaient désorientés. Nous faisons désormais en sorte que ce point d’entrée unique soit le CORIMER, la filiale industrielle de la mer, dans laquelle nous avons des priorités. Cette approche est beaucoup plus cohérente et évite d’être confronté à une multitude d’appels à projets.
PIE: Concernant la concurrence internationale, quelles sont les tendances ? Assiste-t-on à une prédation des petites structures par les grosses ?
François Lambert : La concurrence internationale ne date pas d’hier. La Grande-Bretagne a été dépassée par le Japon en 1964. Le principal concurrent a ensuite été la Corée, et aujourd’hui logiquement, il s'agit de la Chine. Cette dernière est tournée vers une volonté impérialiste de construction navale et opère des choix stratégiques en conséquence.
Des lois antitrust pourraient être mises en place. Il y a un rapprochement à prévoir avec le secteur armatorial, c’est une évidence. Sans consolidation européenne, il n’est pas possible de faire concurrence à l’Asie. Régulièrement, on retrouve plusieurs concurrents européens sur le marché international, face à un seul concurrent chinois. Il est nécessaire de lancer un appel au gouvernement sur cette vision stratégique.
Quant à la prédation des petites structures, bien entendu, c’est une démarche qui nous interroge, mais nous préservons l’équilibre. Le GICAN compte 189 entreprises dont une majorité de PME que nous devons défendre et aider à analyser le secteur comme nous le faisons.
PIE : Quels sont les grands terrains d’affrontement européens sur le maritime aujourd’hui et pour l’année à venir ? Existe-t-il à l’étranger des équivalents au GICAN ? Travaillez-vous avec eux ? L’émergence d’un super acteur européen est-elle envisageable ?
François Lambert : La concurrence continue à exister dans le domaine civil entre les différents chantiers européens, mais ces affrontements peuvent être déclinés sur tous les niveaux. Il s’agit seulement de concurrence.
Aujourd’hui, il est nécessaire de continuer à permettre les canaux de la mondialisation, notamment avec les innovations techniques. Tant qu’il y a une possibilité d’innover, de construire, les affrontements seront limités. Les affrontements militaires au niveau européen existent également, on peut citer les sous-marins en Pologne par exemple. Mais il faut être modeste, l’Europe de la défense n’existe pas depuis longtemps. Il y a eu un arrêt brutal en 1954 (la Politique de sécurité et de défense commune) et le processus a mis près de 40 ans à se réveiller avec le discours de l’Europe de l’industrie de défense pour la paix.
Avec le Fonds européen de défense, en partant de l'angle de la recherche, l’Union européenne prend la bonne direction. Nous sommes là pour tempérer ces affrontements intercommunautaires.
L’Europe, d’ailleurs, se fait avec les Balkans et la Russie, même si c’est assez compliqué du point de vue industriel, notamment vue de l’angle militaire et à cause de l’embargo en vigueur. Ce positionnement politique n’est pas totalement neutre, mais il s’agit d’un positionnement stratégique cohérent. Comme pour les exportations, la vision de l’État prime avant tout. Chacun a sa stratégie, certaines petites structures refusent de s’allier avec les grands groupes ou d’autres continents comme l’Amérique du Sud ou certains pays africains qui n’ont pas encore connu l’arrivée d'acteur européen majeur.
Enfin, il y a toujours cette grande vision d’ensemble où l’Europe triomphe et est capable de faire assumer cette diplomatie économie en son sein industriel militaire.
PIE : Un avis sur la nouvelle route de la soie ? Le thème des câbles sous-marins ?
François Lambert : Les câbles sous-marins sont une opportunité et font partie de la diversité des sujets du transport maritime. Des navires de très haut niveau en France sont dédiés à cette activité, notamment issus de la compagnie Orange Marine. Nous sommes extrêmement dépendants de la fibre optique et avons un positionnement à trouver. Le GICAN n’est pas directement intéressé et nous n’y avons pas de groupe thématique, mais nous pourrions trouver d’autres adhérents issus de ce domaine.
Les routes de la soie nous préoccupent, les routes polaires également. Les technologies françaises s’adaptent à ces nouveaux modes de transport. La Chine a développé cette stratégie de la route de la soie. Il y a donc des interactions portuaires, au niveau des armateurs, qui induisent un positionnement à définir et une surveillance à mettre en place.
Louise Vernhes & Jean-Baptiste Loriers