La création de la coentreprise Naviris n’est que le dernier jalon d’un rapprochement entamé il y a de nombreuses années entre le français Naval Group (ex DCNS) et l’italien Fincantieri, connu sous le nom de code : projet Poséidon. Si l’alliance des deux constructeurs navals semble avoir passé une étape cruciale et que les volontés, industrielles et politiques semblent bien présentes dans les discours, la réalité du terrain est plus compliquée.
Giuseppe Bono et Hervé Guillou l’ont appelé de leurs vœux : la première pierre du projet Poséidon, le rapprochement entre le français Naval Group et l’Italien Fincantieri dans le domaine du naval militaire, est posée. En effet, depuis le 14 janvier 2020, la joint-venture de Naval Group et Fincantieri, Naviris, est opérationnelle. Cette structure scelle un rapprochement de plus en plus important depuis le début des années 2000 entre les deux géants de la construction navale militaire européenne. L’objectif affiché est très clair : faire face à la future concurrence asiatique (japonaise, coréenne et notamment chinoise) mais également turque et se constituer comme un futur « Airbus des mers ».
Toutefois, si l’intention est là, dans les faits, ce rapprochement n’est pas si simple à mettre en place. L’histoire commune de Naval Group et Fincantieri est loin d’être platonique. La concurrence féroce entre Thalès et Leonardo, les deux principaux équipementiers des constructeurs, risque de venir compliquer les choses. Enfin un tel rapprochement ne serait pas sans conséquence pour Naval Group, pour la France et pour son indépendance en matière de construction navale militaire.
Naval Group et Fincantieri : une longue histoire commune
La coopération entre Naval Group et son voisin italien Fincantieri n’est pas récente. Elle remonte à une vingtaine d’année. Le premier projet commun d’envergure entre les deux acteurs est celui des frégates anti-aériennes de classe Horizon. Ils collaborent également sur le programme des Frégates Européennes Multi Missions (FREMM) qui s’avère être un échec patent sur le plan industriel. En effet, le programme européen devait permettre de bénéficier d’économie d’échelles grâce à des séries longues et un partage des coûts de conception. Or le programme FREMM intervient en pleine période de réduction des dépenses militaires et donc des commandes pour la Marine. À titre d’exemple la France commande huit FREMM au lieu des dix-sept initialement prévues, ce qui entraîne une augmentation considérable du prix unitaire de chaque bâtiment de prêt de 100%. Au-delà de la diminution des commandes, les FREMM italiennes et françaises n’ont en commun que le nom puisqu’elles sont construites séparément et sont de classes différentes. Les premières sont construites par Fincantieri et armées par Leonardo et les secondes par Naval Group et Thales, dans des logiques très nationales. La France a donc économisé sur ce projet à peine 2% sur le coût total du programme. De fait, aujourd’hui, les deux constructeurs se retrouvent en concurrence pour exporter leur FREMM comme c’est le cas en Égypte ou en Australie. Un troisième projet de frégate de 4 000 tonnes a été envisagé entre les deux constructeurs mais stoppé par l’État français. Enfin, le dernier projet commun est FLOTLOG. Il a pour objectif de doter la France de quatres bâtiments ravitailleurs de force dont un en option. Ils doivent être construits par un consortium temporaire entre Naval Group et les chantiers de l’Atlantique, sur le modèle du navire italien Vulcano réalisé par Fincantieri. Au-delà de ces coopérations, Naval Group et Fincantieri sont également des concurrents et la création de Naviris ne semble pas avoir stoppé la compétition. En effet, en juin 2019, alors que l’accord pour la création de Naviris venait d’être signé, Fincantieri a attaqué en justice son futur partenaire dans le cadre du contrat de renouvellement des corvettes roumaines.
Aussi, si l’on s’en tient à ces différents exemples, le rapprochement entre Naval Group et Fincantieri apparaît comme nécessaire sans pour autant être évident.
Naviris émerge dans ce contexte de coopération en demi-teinte. Cette structure se construit autour de quatre points majeurs : la création de projets communs de R&D, une capacité de réponse commune aux appels d’offres, un seul maître d’œuvre pour la conception et une mutualisation des approvisionnements et des achats. À noter que la coentreprise est spécialisée sur les navires de surface. Avec Naviris, les deux constructeurs espèrent obtenir entre 1,5 et 1,7 milliards d’euros de commande sur les quatre années à venir. À ce jour, la coentreprise se constitue autour de deux projets majeurs :
- La refonte à mi-vie des frégates de classe Horizon.
- Le programme European Patrol Corvette en coopération avec la Grèce et Navantia, le constructeur espagnol.
Au-delà de ces deux projets, l’avenir reste incertain pour Naviris. Le domaine de la construction navale militaire est un domaine de long terme et la coentreprise devra faire rapidement ses preuves pour convaincre à la fois ses futurs clients, les politiques nationaux et européens mais également les autres concurrents européens des avantages d’une alliance. Aujourd’hui le principal obstacle pour Naviris est qu’elle se constitue sans grand programme structurant.
Projet Poséidon : où va-t-on ?
L’objectif affiché du projet Poséidon est de faire barrage à l’arrivée de la concurrence chinoise sur le marché des navires de guerre. En effet, en quatre ans, entre 2014 et 2018, l’industrie navale chinoise a mis à l’eau l’équivalent de la marine française en nombre de navire. Sur le marché de l’export, la Chine a considérablement augmenté ses exportations auprès des pays de sa zone d’influence. Qu’il s’agisse de patrouilleurs Type 037II ou de frégates Type 054A et surtout des sous-marins Type 039A pour le Pakistan, de sous-marins conventionnels Type 039 pour la Thaïlande ou des corvettes Type 056 pour la Bengladesh et le Nigeria, la Chine commence non seulement à accroître son marché à l’export, à se positionner sur de plus en plus d’appels d’offre à travers le monde, mais elle le fait avec du matériel moderne et de qualité. Avec des coûts moindres expliqués par une main d’œuvre moins coûteuse et des séries beaucoup plus grandes. La Chine, où viennent de fusionner à l’été dernier les deux géants CSSC et de CSIC, pourrait priver les constructeurs européens d’accès aux marchés des pays émergents en train de moderniser leur marine de guerre. En dehors de la Chine, d’autres pays comme la Turquie, la Corée, le Japon et même la Russie qui fait son retour, vont venir perturber le marché.
Il faut donc se pencher sur les avantages que le rapprochement entre Naval Group et Fincantieri apporte. Le premier, c’est bien évidemment une diminution des coûts, qu’il s’agisse des coûts de R&D, de conception, de construction, etc. Le second, c’est la diminution de la concurrence et donc une plus forte capacité à remporter des contrats à l’international dans le domaine des navires de surface. Avec plus de 20 chantiers navals à travers le monde, civils et militaires, Fincantieri est bien placé pour l’export contrairement à Naval Group qui se voit obligé de s’allier avec des industriels locaux pour produire sur place et remporter les contrats.
Toutefois de nombreuses questions restent en suspens quant à cette alliance. Tout d’abord la volonté d’étendre ce partenariat aux autres pays européens semble assez compromise. Actuellement seule Navantia pourrait être intéressée au vu des difficultés qu’elle rencontre avec son programme de sous-marins S80. L’élargissement de l’alliance aux autres chantiers navals d’Europe du Nord a pour l’instant été poliment rejetée. Contrairement aux groupes nationaux que sont Naval Group, Fincantieri et Navantia, d’autres comme Damen, TKMS et Saab Kockum, pour ne citer qu’eux, agissent dans une logique privée différente où ils doivent rendre compte à des actionnaires et non à l’État. À leurs yeux, ce type d’alliance nécessite une répartition des tâches et donc la possibilité pour les grands groupes de perdre certains savoir-faire ou secteurs d’activités. Enfin, la France apparaît dans cette alliance comme l’acteur essayant de prendre l’ascendant sur ses voisins. Difficile donc pour le moment d’imaginer un futur Airbus naval européen au vu du manque d’intérêt et des réserves de la part des autres acteurs européens.
Dans l’alliance à venir, il faut également prendre en compte le rôle des deux grands équipementiers que sont Thalès et Léonardo. Le premier possède 35% de Naval Group. Le second est le principal équipementier de Fincantieri avec qui il vient de créer une filiale commune : Orizzonte Sistemi Navale. Avec cette filiale Fincantieri est en mesure de proposer des systèmes de combat et plus uniquement les coques des navires. Les deux équipementiers vont se retrouver en concurrence pour équiper les futurs programmes de Naviris notamment en ce qui concerne l’équipement radar.
Enfin, contrairement à Airbus, Naviris découle avant tout d’une volonté industrielle. C’est le refus par Matignon d’un échange d’actions entre Naval Group et Fincantieri en 2018 qui a amené les deux acteurs à envisager la solution qu’est aujourd’hui Naviris. Ce blocage prouve bien que les acteurs politiques, et français notamment, ne souhaitent pas s’engager trop profondément dans une alliance qui pourrait venir remettre en cause leur indépendance en matière de construction navale militaire. En effet chaque pays souhaite conserver ses calles. La répartition de la charge de travail de Naviris sur les différentes calles sera beaucoup plus compliquée que s’il s’agissait d’usines pour reprendre la comparaison avec Airbus. Toutefois, cette alliance, qui n’est pas forcée sur le plan politique, pourrait laisser plus de marge de manœuvre aux industriels dans leurs choix. L’avenir nous dira si cette alliance va se pérenniser et aller plus loin en terme d’union entre Naval Group et Fincantieri et si l’échange de participation, qui a été annoncé comme repoussée, aura bien lieu.
Quel avenir pour Naval Group ?
Dans ce projet se pose la question de l’avenir de Naval Group. Comme évoqué au début de cet article, la coentreprise avec Fincantieri ne concerne que les navires de surface, Naval Group garde donc entièrement la main sur le domaine sous-marin, qu’il soit conventionnel ou nucléaire. C’est d’ailleurs l’un des points de préoccupation évoqué par la CGT qui s’oppose à l’alliance. En effet, cette dernière estime que Naval Group pourrait profiter de cette alliance pour recentrer son activité dans le domaine sous-marin. Il est vrai que les derniers contrats importants remportés par Naval Group, dont le contrat du siècle avec l’Australie, sont des contrats de vente de sous-marins. A tel point que face à la montée en charge du domaine sous-marin, la CGT craint un déport de l’activité sous-marine vers Lorient, site normalement dédié aux navires de surface.
Si l’activité de construction de navires de surface chez Naval Group a encore du temps devant elle, la dernière FDI devant être livrée en 2029, la question pourrait se poser au-delà cette date. En effet, d’ici 2029 Naviris devrait être pleinement opérationnelle et donc, avec ses offres de navires de surface, venir limiter Naval Group à ce niveau. Plusieurs éléments plaident pour un recentrage des activités de Naval Group sur le domaine sous-marin et les systèmes de combats et sur une réduction de l’activité de construction des navires de surface. Le premier élément concerne le peu d’intérêt de Naval Group pour les chantiers de l’Atlantique de Saint-Nazaire. Pour l’instant bloqué par Bruxelles, c’est Fincantieri qui s’est positionné, seul, sur l’offre de rachat des chantiers navals de Saint-Nazaire. Or, les Chantiers de l’Atlantiques sont les seuls à pouvoir construire la coque de l’éventuel nouveau porte-avion pour la Marine Nationale. Le deuxième élément concerne les programmes de R&D du groupe. Les plus importants, en matière de construction navale, portent sur le domaine sous-marin tels que la pompe hélice avec laquelle Naval Group espère s’imposer au Pays-Bas ou encore les systèmes de propulsion AIP (Air Independent Propulsion). Enfin, avec Kership, la filiale de Naval Group, et Piriou, Naval Group s’est délesté de la construction d’une partie des corvettes Gowind. Il ne reste donc à Naval Group, en termes de construction de navire de surface, que les deux dernières FREMM, les FDI et sans doute les Gowind à destination des Émirats Arabes Unies dont la construction devrait commencer. De plus, le programme European Patrol Corvette (3000 tonnes) confié à Naviris viendrait concurrencer à l’export les corvettes Gowind (1000 à 3100 tonnes) et les FDI (+ de 4000 tonnes) en se positionnant dans l’entre deux gammes.
Le seconde point important qui pèse indirectement sur Naval Group est celui du maintien du tissu de sous-traitants en France. Si Naviris ne devrait pas venir capter une partie du chiffre d’affaire de Naval Group avant quelques années, cela arrivera forcément si la structure perdure. Là où il y avait deux constructeurs pour un programme il n’y en aura alors plus qu’un : Naviris. Avec ce rapprochement, le risque d’une spécialisation accrue des sites de construction va se poser et avec elle le maintien des sous-traitants dans les régions concernées.
Dernier point qui semble intéressant pour Naval Group c’est la possibilité à travers cette alliance de prendre ses distances avec Thalès. Avec Orizzonte Sistemi Navale, Fincantieri crée sa capacité d’intégration de système de combat. Naval Group étant déjà parfaitement opérationnel dans ce domaine, l’alliance des deux constructeurs et un éventuel soutien de Leonardo pourraient permettre à Naval Group de prendre son indépendance industrielle vis-à-vis de Thalès qui aujourd’hui garde la main mise sur les radars.
Volonté industrielle pour faire face à l’arrivée des nouveaux concurrents internationaux, Naviris reste une «alliance à minima » entre Naval Group et Fincantieri. Les deux grands groupes vont devoir rassurer les pouvoirs politiques et leurs actuels concurrents européens s’ils souhaitent transformer l’essai et faire de Naviris non pas l’aboutissement mais le point de départ d’un futur « Airbus des mers ». Fincantieri devra aussi gagner la confiance du gouvernement français. En plus de ses liens avec la Chine dans le domaine civil qui ont eu un impact non négligeable dans le déroulement de la vente des Chantiers de l’Atlantique, Fincantieri doit aussi faire face aux soupçons de l’ADIT. Enfin, il reste à observer quelles seront les retombées de la crise du COVID-19. L’Italie fortement touchée et se sentant délaissée par ses partenaires européens pourrait revoir sa politique européenne et se tourner vers d’autres pays qui n’hésitent pas à profiter de la crise pour avancer leurs pions et déstabiliser une Union Européenne qui a montré ses failles.
Julien Surzur
pour le Club Défense