Avec 18,3 % de la population mondiale pour seulement 8,5 % des terres arables du globe, la Chine se sait vulnérable. Insuffisantes, les réformes internes de restructuration du secteur primaire chinois peinent à garantir à Pékin une réelle souveraineté alimentaire. La Chine capitalise ainsi sur les marchés internationaux — en augmentant ses importations — et multiplie les tentatives de captation de terres agricoles à l’étranger, notamment en Europe.
Faiblesses systémiques de l’agriculture chinoise
La Chine demeure l’un des plus grands producteurs agricoles du monde et se maintient au premier rang mondial dans le blé, le porc, les volailles et au second pour le maïs. Une production cependant largement insuffisante pour nourrir une population estimée à 1,402 milliard de personnes en 2020.
Pour résumer, avec un déficit commercial de 41 milliards de dollars dans le secteur agricole en 2018, l’offre domestique ne répond pas à la demande. D’autant que, du fait d’une urbanisation galopante, la Chine perd des terres agricoles chaque année. Entre 1997 et 2014, la Chine aurait ainsi perdu 8 millions d’hectares de terres agricoles. L’appel des autorités aux populations, diffusé le 1er novembre dernier par le biais d’un communiqué diffusé sur le site du ministère du Commerce, encourageant les populations à stocker de la nourriture, témoigne des vulnérabilités systémiques de la Chine en matière agricole. Mais aussi d’une stratégie proactive et vigilante, héritée du souvenir de la grande famine de 1959 – 1969, encore très présent dans les esprits des élites maoïstes. Que n’a pas, par exemple, l’Union européenne, dont les stocks de blé ne dépassent pas 12 % de la consommation annuelle des Européens – contre 75 % pour la Chine et 25 % pour les États-Unis.
Au niveau domestique, la Chine cumule en effet les fragilités. La petite exploitation familiale, aux capacités de production très modérées, demeure le modèle de production le plus répandu, même si le gouvernement tente de faire émerger des grandes unités, par le biais d’un soutien public important et d’une stratégie de concentration des exploitations. Dans le même temps, Pékin multiplie les efforts en faveur d’une motorisation accrue du secteur primaire et, pour augmenter les rendements, les recherches dans les OGM. L’érosion des sols, la pollution des terres et des nappes phréatiques, ainsi qu’un processus de désertification à marche forcée, menaçant aujourd’hui 90 % des pâturages, renforcent les craintes de Pékin. Il est aussi nécessaire de souligner les transformations de la population chinoise, qui aspire de plus en plus à une consommation journalière de viande, loin de l’alimentation traditionnelle en céréale du pays.
Autre facteur de vulnérabilité pour Pékin, la forte exposition de la Chine aux conséquences du réchauffement climatique, soulignée par le troisième rapport national d’évaluation du changement climatique, publié à la fin de l’année 2018, qui évoquait entre autres la multiplication probable des phénomènes météorologiques exceptionnels, aux conséquences potentiellement désastreuses pour le secteur agricole.
Dépendance assumée aux importations et politique de prédation
Le recours aux marchés internationaux, par une politique accrue d’importation, est pleinement assumé par les officiels chinois, qui en ont même fait un fer de lance stratégique dans le cadre de leur 13e plan agricole (2016 – 2020). En 2020, la Chine a ainsi importé deux fois plus de maïs qu’en 2019, avec un volume estimé à 11,3 millions de tonnes et a acheté 8,38 millions de tonnes de blé, soit le triple des importations réalisées en 2019. Cette tendance haussière répond aussi à deux réalités conjoncturelles : la crainte de pénuries pendant une pandémie de Covid-19, ayant mis à mal les chaînes de valeurs agricoles du pays, et la volonté de reconstituer un cheptel porcin, décimé après la grippe porcine. Cette stratégie, certes incontournable, montre aussi ses limites. La Chine dépend des variations des cours sur les marchés internationaux et est directement exposée aux potentielles mauvaises récoltes dans ses zones traditionnelles d’importation.
Depuis plusieurs années, la Chine semble avoir fait de l’acquisition de terres agricoles à l’étranger un impératif stratégique. En France, une opération discrète de rachat de 1 700 hectares de terres agricoles dans l’Indre en avril 2016, puis de 900 hectares dans l’Allier en 2017, avaient ému l’opinion et forcé les pouvoirs publics à se positionner en faveur d’une meilleure protection du patrimoine agricole foncier. Une opération de captation réalisée dans un cadre parfaitement légal, le groupe chinois Hongyang ayant réussi à contourner le droit de préemption des SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) en s’engouffrant dans une brèche juridique. Le 22 février 2018, Emmanuel Macron avait affirmé vouloir mettre en place de nouveaux « verrous réglementaires » pour prévenir le rachat de terres agricoles par des groupes étrangers.
Un rapprochement avec l’Ukraine, non sans arrière-pensées
Si la Chine a un intérêt évident pour la France, c’est surtout vers l’Ukraine que les yeux de Pékin sont tournés. L’Ukraine rassemble en effet 35,5 millions d’hectares de terres arables — dont 60 % de terres noires, particulièrement productives —, soit le double de la France. Depuis 2015, L’Ukraine s’est imposée comme le premier exportateur de maïs vers la Chine, remplaçant les États-Unis. Entre janvier et février 2021, plus d’un milliard de dollars de produits agricoles ukrainiens ont été exportés vers la Chine, soit une hausse de 44 % en rapport à la même période, l’année passée. Une augmentation brutale, notamment liée à la crise sanitaire, mais suivant une tendance haussière depuis plus d’une décennie. Plus encore, un référendum sera organisé en 2024 pour soumettre à l’opinion un projet de loi autorisant les acheteurs étrangers à acquérir des terres agricoles ukrainiennes. Parmi les acheteurs potentiels, les groupes chinois, grâce à leurs importantes liquidités et les rapprochements diplomatiques, seraient évidemment en très bonne position.
En effet, l’interdépendance agricole entre Pékin et Kiev se dessine aussi au niveau diplomatique. En juin 2021, l’Ukraine a ainsi retiré sa signature d’une déclaration conjointe dénonçant les atteintes aux droits de l’Homme dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang. Dès 2014, l’analyste politique Joshua Keating avait souligné dans Slate que la discrétion du soutien chinois à la Russie, dans le contexte de la crise de Crimée, était en partie liée à la location de terres agricoles ukrainiennes à des groupes chinois. L’Ukraine, qui se sent lâchée par Bruxelles et Washington, pourrait jouer de son rapprochement avec Pékin pour exercer une pression indirecte sur l’Europe, dans ses liens avec la Russie.
L’Europe doit-elle s’inquiéter ?
L’Union européenne se targue de rester largement excédentaire dans le domaine agricole et de se maintenir à la seconde place des puissances exportatrices dans le secteur. Mais la réalité est plus complexe. 54 % des exportations de l’Union européenne sont des produits transformés et des boissons, alors qu’elle reste largement déficitaire au niveau des produits végétaux — à hauteur de 20 milliards en 2019.
D’autant que le nouveau cadre réglementaire européen, fondé sur la stratégie « de la ferme à la table », le plan biodiversité et la nouvelle PAC, pourrait faire craindre une baisse de la production agricole dans les années à venir et, conséquemment, un recours plus marqué aux importations.
Ce sont en tout cas les conclusions d’une étude du centre commun de recherche de la Commission européenne, publié l’été dernier, qui souligne que : « quel que soit le scénario envisagé, tous les secteurs connaîtront une diminution de leur production oscillant entre 5 et 15 %, l’élevage étant le secteur le plus durement touché ». Si le resserrement des liens entre Kiev et Pékin venait à se confirmer, la capacité d’importation de l’Union européenne à l’égard de l’Ukraine pourrait se trouver partiellement menacée. Et entamer de facto la souveraineté alimentaire de l’Union européenne.
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